Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/646

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du yoshivara et montrent à la foule qui rit aux éclats tous ses petits tyrans représentés par quelque artiste habile sous la forme la plus grotesque. Les Japonais, pense-t-on, ont le vice en honneur. Pourquoi ne pas admettre plutôt qu’à l’exemple des anciens Grecs ils rendent hommage à la beauté ? Il y a un jour dans l’année où l’on couronne la plus belle courtisane du yoshivara. La jolie préférée fait avec nonchalance le tour des jardins, elle est plus magnifiquement coiffée que d’habitude ; sa robe, dont les dessins représentent des animaux imaginaires, est tellement lourde de broderies que les extrémités en sont portées par deux suivantes. Le cortège marche avec la plus grande lenteur sous le regard jaloux des voisines et l’inspection curieuse des flâneurs. Au calme imposant qui signale cette cérémonie, il est impossible d’admettre qu’il s’y rattache uniquement une pensée immorale.

La nuit, deux bruits différens troublent le silence de la ville commerçante, le tambour de la patrouille et le sifflet de l’aveugle. La patrouille circule à grands pas dans tous les quartiers : deux hommes armés sont suivis de domestiques portant les lanternes de la police, tandis qu’un soldat qui devance le cortège frappe en cadence sur un petit tambourin sonore. Il y a des années que les Japonais rient tout bas de cette patrouille, qui n’a jamais arrêté personne et qui prévient à l’avance les voleurs qu’ils aient à se cacher ; mais la routine est plus forte que les plaisanteries des bons bourgeois, et par les nuits les plus noires la patrouille japonaise continue sa ronde bruyante. Quant à l’aveugle, il sort avec l’obscurité et par les temps les plus affreux. Il a une profession à exercer. D’une main il tient une longue canne avec laquelle il tâte le terrain en avant de lui, de l’autre il porte à ses lèvres un sifflet dont il tire des sons aigus et prolongés lorsqu’il entend les pas de quelque promeneur. Il adresse ainsi aux passans la prière de ne pas le bousculer sur leur route. Du reste, il va partout, jusque dans les foules les plus compactes du yoshivara. On est effrayé de la quantité d’aveugles qui sortent à la nuit de leur taupinière et se répandent dans la ville ; leur visage horriblement grêlé indique quelle maladie les a privés de la vue. Ils sont gais cependant et ne demandent aucune aumône. Un sentiment de pudeur qui contraste singulièrement avec la liberté des mœurs japonaises a réservé à ces malheureux l’industrie du massage, qui leur suffit à gagner largement leur vie. Le massage est un remède contre la fatigue, la migraine et les nerfs ; les voyageurs en usent beaucoup ; les femmes en raffolent. Il est vrai que ces aveugles sont d’aimables causeurs, très au courant de toutes les histoires de la ville.

Le théâtre japonais s’est inspiré du goût européen, il s’est plié aux conventions apportées dans le pays par les premiers