Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/643

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeu de ses souffrances, exploiteront tous ses besoins, pratiqueront sur lui tous les moyens d’extorsion, et le laisseront périr ou de faim ou rongé par la vermine, faute par lui de pouvoir assouvir une ignoble cupidité. Tout ce qui végète dans les bas-fonds de l’administration se présente sous un aspect odieux ; gens de bureau, de douane ou de police, autant de petits tyrans dont il faut subir les caprices. La lâcheté et la corruption augmentent à mesure que l’on descend. Pour les pauvres diables d’ailleurs, la moindre réclamation est impossible ; coupables ou non, ils essaient de s’en tirer par de l’argent, ne plaident pas leur ignorance et ne cherchent pas s’ils ont réellement contrevenu à quelque réglementation ; à leurs yeux, tout ce qui n’est pas positivement permis est défendu.

Le Japon d’un bout à l’autre est l’image de notre ancienne Europe. Chacun y sent un besoin de protection ; dans les villes, l’homme du peuple recherche la tutelle d’un personnage influent, parent ou ami de quelque fonctionnaire, sinon fonctionnaire lui-même ; dans les campagnes, les villages se groupent autour de leur seigneur, le château défend la chaumière contre les soldats de quelque prince voisin ; chaque petit hobereau a ses hommes d’armes et ses vassaux, dont il est le protecteur comme il en est le propriétaire. Avec un pareil système, il semble au premier abord que le rêve de l’homme du peuple ou du paysan doive être d’appartenir à la maison armée du prince, ne fût-ce que pour échapper aux tracasseries de la petite police ou pour tracasser à son tour ; en y regardant de plus près, on change vite d’opinion. Après les nobles, les officiers et les fonctionnaires, que la naissance, l’adoption ou quelque hasard extraordinaire a portés aux honneurs, il ne reste de la classe armée qu’une foule peu estimable, recrutée dans les paresseux et dans les mauvais sujets, tout aussi ignorante que le peuple dont elle est sortie, mais plus misérable, quoique plus fière. Le métier des armes n’a rien d’honorable au-dessous d’un certain rang, c’est une servitude et des pires. A voir passer dans les rues quelque soldat au costume sale, les pieds dans des sandales de rebut, la figure hypocrite, et quelque ouvrier ou paysan portant joyeusement son infériorité et jetant au vent les éclats de son insouciante gaîté, ce n’est pas aux sabres du premier que l’on est tenté de porter envie. L’homme qui s’engage dans la suite d’un noble perd immédiatement sa personnalité ; véritable machine, il donne son bras et son temps en échange de la nourriture et d’un uniforme ; il est payé pour se battre, il ne peut exercer en dehors aucun état ; il dit adieu à la vie de famille, aux plaisirs bruyans de ses compagnons.

Avant tout, le Japonais est homme de plaisir. Son premier soin au début de sa soirée de paresse, c’est le bain ; il n’a pas attendu les bienfaits de notre civilisation raffinée pour avoir l’instinct de la