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mune à Platon et à Aristote, qu’il n’y a de science que de l’universel. Or cette notion universelle, cette essence, cette espèce, cette définition, c’est ce que Platon appelle une idée. L’idée de la rose est indépendante de tout objet d’une sensation particulière. Toute rose qui se rencontre est dans une certaine mesure conforme à cette idée; elle la rappelle, elle la représente, elle en est la ressemblance ou l’imitation. Elle participe en un mot de l’idée ou de l’essence de la rose. Cette idée a donc plus de réalité qu’une certaine rose en particulier, puisque celle-ci est accidentelle, passagère, et que l’essence de la rose la traverse et n’y demeure pas. Pour Platon, les objets sensibles sont à peine des êtres.

On ne peut dire que l’idée de rose soit une vaine abstraction tirée du phénomène d’une fleur accessible aux sens. Celle-ci est quelque chose d’individuel, de transitoire; rien de stable, rien d’universel. C’est moi, c’est ma raison qui ajoute à une sensation isolée et fortuite ces notions d’universalité, de permanence, qui érige l’ensemble de certains caractères naturels en type de l’essence nécessaire de la rose. Où donc la raison peut-elle prendre ces attributs que ne donne pas l’expérience sensible? En elle-même, disent les philosophes modernes; mais cela ne suffit pas à Platon. Il prétend savoir comment cette idée se trouve en nous, et il veut qu’elle ne soit qu’une copie, une trace, une empreinte d’un modèle supérieur, d’un archétype qui subsiste dans un autre monde, dans le monde des intelligibles; notre âme n’en a conservé un reste, une image, que parce qu’elle a traversé ce monde avant de vivre ici-bas et en a rapporté des réminiscences que va réveiller le mouvement dialectique de l’esprit en s’élevant au-dessus des sensations. Remonter du phénomène à l’idée, retrouver l’universel dans le particulier, faire succéder la science à la connaissance sensible, c’est le procédé propre et le plus élevé de la dialectique de Platon. Ainsi l’on peut concevoir en gros ce que c’est dans sa doctrine que dialectique, — idée, — réminiscence.

Il est facile de prévoir les objections que M. Grote se hâterait de faire à cette triple théorie, et, sans être de la même école, nous sommes loin de la trouver exempte de difficultés. La plus grave et la plus naturelle viendra de l’étrangeté d’une hypothèse qui supposerait dans un autre ordre de choses que celui-ci l’existence permanente d’un modèle idéal de la rose, modèle ou type accessible en tant qu’intelligible à la connaissance de l’âme dans une sphère inconnue, dans la région des idées. On doutera même que Platon ait pu assigner un modèle éternel à un phénomène aussi contingent, aussi transitoire, aussi dépendant de circonstances particulières que la réalité purement sensible d’une fleur. On objectera la théorie ordinaire et connue de la généralisation comme opé-