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dans ses droits ou dans ses jouissances, mais tous les rapports de la vie sociale seraient à l’instant suspendus, et le commerce d’homme à homme subitement paralysé. Nul champ ne serait sûr de ses limites, nul acquéreur sûr de son titre, nulle créance sûre de son gage, nulle convention en un mot ne serait assurée de recevoir exécution. Tout ce qui était droit la veille serait litige le lendemain. Il n’est pas étonnant qu’un changement tout aussi profond et non moins brusque introduit dans le droit public de la société européenne ait fait éclater un de ces terribles procès qui se plaident de juridiction en juridiction sur tous les champs de bataille, et dont le dernier coup de canon tiré est le juge en ressort suprême.

L’assimilation est exacte, car c’est bien un droit de propriété immémorial et généralement reconnu que la révolution française est venue attaquer à sa racine. Nulle terre sans seigneur, avait dit la loi féodale ; l’ancien régime aurait ou dire : Nul état sans propriétaire, ou, plus brièvement encore, sans roi. La royauté était dans l’ordre politique ce que la propriété est dans l’ordre civil, un droit sur une chose attribué à une personne et par hérédité à ses descendans. C’était la propriété d’un peuple, affectée par un consentement ancien et non contesté à une famille. Sans doute quelques jurisconsultes téméraires et quelques théologiens scolastiques soutenaient encore tout bas qu’à l’origine de l’histoire la souveraineté avait résidé dans la masse du peuple, et que les familles royales l’avaient reçue en dépôt et en mandat plutôt qu’en propriété véritable ; mais, le dépôt n’étant point sujet à restitution ni le mandat révocable, et le fait d’ailleurs se perdant dans l’obscurité des siècles passés, on laissait languir l’innocente théorie dans des in-folio poudreux, et en attendant le roi, vivant, armé, présent en chair et en os, était bien pour tout le monde, en fait comme en droit, le propriétaire de son royaume, sans distinction d’hommes ou de territoire. Louis XIV l’entendait ainsi, et ni clergé ni parlement n’avaient souci de lui faire à cet égard la moindre difficulté. « Sire, tout ce que vous voyez est à vous, » disait au fils du grand roi son vieux précepteur Villeroy en lui montrant la foule qui battait des mains sous les fenêtres du Louvre. Sans doute aussi quelques limites étaient timidement posées à l’exercice de cette propriété monarchique. De vieilles coutumes étaient bien parfois invoquées pour en tempérer l’usage, et le fameux droit d’user et d’abuser, jus utendi atque abutendi, qui, suivant le légiste romain, est l’essence même du droit de propriété, n’était point attribué sans contestation au roi sur ses peuples ; mais ces limites idéales avaient presque partout perdu leur garantie effective. Leurs gardiens naturels, les assemblées populaires, diètes, cortès,