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mélodramatique, encore moins à les suivre derrière les coulisses avec cette curiosité indiscrète qui, lorsque la réalité lui manque, ne se fait pas scrupule d’y suppléer par l’imagination. Il ne se sert que de documens incontestables et n’en veut tirer que ce qu’il y a lu.

Cette réserve sera jugée diversement ; mais, suivant qu’on la blâme ou qu’on la loue, elle paraîtra particulièrement regrettable ou particulièrement méritoire dans le cas présent, car à très peu de frais d’imagination on pouvait tirer de ces préliminaires de la coalition tous les élémens d’une tragi-comédie à caractères, mêlée d’intrigues, de rires et de pleurs, avec les contrastes que le genre comporte. Rien n’y manque, pas même le héros obligé, dont les sentimens généreux, les tirades déclamatoires et la fin tragique doivent ordinairement attirer l’intérêt des cœurs romanesques. Ce rôle est tout taillé pour Gustave de Suède, vrai paladin du moyen âge transporté en plein XVIIIe siècle, qui s’en va de capitale en capitale, prêchant la croisade monarchique et offrant à qui veut l’aider à pourfendre l’hydre révolutionnaire sa bonne épée, sa petite flotte et sa petite armée, jusqu’à ce qu’un coup de pistolet tiré au milieu d’une fête tranche ses jours par une fin dont on a ou faire un ballet d’opéra sans y rien changer. Derrière ce chevalier errant, qui ne s’est trompé que de cinq siècles en venant au monde, se presse la troupe intrépide et frivole des émigrés, dont l’ardeur bouillante, touchant mélange de foi et de préjugés, vient se heurter contre les lenteurs calculées et les hésitations égoïstes des chancelleries européennes. La suffisance bouffie de M. de Calonne aux prises avec la sceptique expérience du prince de Kaunitz forme une opposition qui donne matière aux incidens les plus comiques. Et parmi les émigrés eux-mêmes que de nuances et de traits caractérisés ! Il y a le gentilhomme de campagne tout entier à Dieu et à son maître. Il y a le grand seigneur qui a fait le libéral dans sa jeunesse, même le philosophe et le voltairien, et qui va se faire tuer par honneur pour une foi qu’il n’a plus, — le prélat puritain qui excommunie la révolution en bloc, l’évêque de cour qui lui reproche surtout d’être de mauvais goût, d’avoir de mauvaises façons et de lui avoir pris ses bénéfices. Ces fugitifs de date et d’origine diverses, de la première et de la dernière heure, se groupent autour de deux princes aussi différens d’humeur que de figure. Le comte de Provence, déjà infirme, sage et bel esprit, médite des préambules de constitution. Le comte d’Artois essaie le panache de Henri IV, dont il a la grâce et l’ardeur sans le génie ni l’héroïsme. Cependant l’action marche, et à mesure que la fin approche le tragique et l’horreur dominent. Le vent apporte l’écho des refrains de la Marseillaise et du canon du 10 août, puis d’heure en heure un cri déchirant perce l’air. C’est l’appel désespéré de la royale famille qui, enfermée