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jugemens ; mais, s’il prend franchement parti pour cet ordre d’opinions, il est loin de s’en faire l’esclave. Non-seulement il réprouve tous les excès qui déshonorèrent de trop bonne heure sa noble cause, non-seulement il ne s’associe à aucune des passions qui en corrompirent la pureté, non-seulement il ne fait pas difficulté d’accorder à ses adversaires la compassion ou même la justice qu’ils méritent, — une conscience droite suffit pour lui commander ces actes d’impartialité ; — mais il fait preuve d’une plus rare fermeté d’esprit en s’affranchissant lui-même de certains préjugés en vogue dans son parti, en écartant de son récit des lieux communs révolutionnaires, je dirais volontiers des refrains déclamatoires, auxquels les écrivains les plus sérieux de la même école n’ont pas toujours dédaigné de payer tribut.

Il existe en effet, on le sait, au sujet de la résistance nationale qui disputa le sol de la France à la coalition de 1792, un certain nombre de versions toutes faites que le patriotisme et la poésie ont dès longtemps prises sous leur protection. Ce fait héroïque est passé si rapidement à l’état d’épopée patriotique, que le merveilleux, cette condition du genre, ne lui a pas été épargné. Ainsi, parce que la lutte s’engagea alors entre l’Europe et la France par suite d’une opposition de principes, non d’une simple rivalité d’intérêts (comme c’était jusque-là l’habitude entre les gouvernemens), une opinion enthousiaste très accréditée veut que tout dans ce grand conflit échappe aux règles de la politique et presque de la tactique ordinaires. Ce furent les idées, nous dit-on, non les hommes qui vinrent aux prises. Ce fut un duel non entre deux peuples, mais entre le droit divin et le droit populaire. La France puisa sa force non dans ses armées encore débandées, mais dans l’ardeur d’une nation soulevée par l’effort d’une régénération sociale ; l’Europe au contraire trouva sa faiblesse dans la caducité d’une organisation décrépite. Sur la foi de ces axiomes, voici à peu près comment on s’imagine que les choses se sont passées. A un jour donné, sur le rendez-vous d’un champ de bataille, toutes les aristocraties de la vieille Europe défilent sous leurs bannières armoriées, étalant leur faste frivole et l’impertinence de leurs dédains. En face, les fils rustiques de la France nouvelle, « pieds nus, sans pain (on dirait volontiers sans armes), » se dressent de tous les points du sol à l’appel des levées en masse ; puis tout se dénoue comme à l’Opéra : les paysans s’élancent, les marquis s’enfuient, la France est délivrée, et l’évangile d’une société nouvelle est proclamé par le monde.

Ce tableau ressemble à l’original comme la légende à l’histoire. C’est bien l’impression qu’a gardée d’un fait éclatant l’imagination populaire, ce n’est pas l’empreinte sévère et délicate que la