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M. George Bizet sait son affaire, il la sait même trop, ainsi que la plupart des jeunes gens de cette période. C’est étudié, quelquefois très ingénieusement, mais combien peu trouvé! que d’efforts, de tension pour accoucher de quelques mesures mélodiques! pour un motif heureux, que d’arabesques qui se contournent! Cherubini ne chiffrerait pas mieux, disait un musicien illustre en parcourant une fugue qu’un élève de vingt ans venait lui soumettre, et il ajoutait spirituellement en frappant sur l’épaule du petit maître : — A présent, mon ami, il s’agirait de m’inventer un simple pont-neuf ! — C’est en effet souvent plus difficile qu’on ne l’imagine : trouver un motif, un simple pont-neuf, voi che sapete par exemple, où l’air du Sommeil dans la Muette, rien que cela. Une fois, mais pas davantage, M. Bizet, dans la Jolie fille de Perth, a rempli ce point du programme. C’est un diamant que sa danse bohémienne intercalée dans ce grand morceau du second acte. Chatoyante et prismatique, à travers tous les rhythmes, elle évolue et passe d’un mouvement au début plein de langueur et de volupté à l’allegro le plus entraînant. S’il arrivait à M. Gounod d’avoir pareille rencontre, le public crierait au miracle. Singulière badauderie parisienne! voilà un ouvrage plein de mérite, d’une valeur musicale au moins égale, sinon très supérieure à cette partition de Roméo et Juliette, dont les Milanais n’ont décidément pas voulu, et c’est à peine si l’on s’en occupe. Le public de toutes les époques eut de ces engouemens; que sert de lui parler raison? Il veut celui-là, non un autre. C’est la mode, la fashion, et tout est dit. Sur quatre ou cinq talens de même ordre, il en choisit un ou plutôt se le laisse imposer par la clique remuante et bruyante. Prenons un exemple : que M. Félicien David, ou M. Victor Massé, ou M. Gevaërt, fasse ut, mi, sol, ut, et tout le monde le trouvera fort simple, comme c’est en effet fort simple de faire ut, mi, sol, ut! Maintenant vient M. Gounod, qui avec un certain air exécute le même exercice, et l’enthousiasme aussitôt ne se connaît plus. Les hommes jubilent, disant : «C’est du Mozart! » Les femmes, l’œil mourant, à demi pâmées, soupirent : « Ce Gounod! quelle sensibilité! quel génie! il n’y a que lui pour faire ut, mi, sol, ut ! » Liszt dans son temps, l’abbé Liszt, eut ce magnétisme à haute dose. Ce bénisseur fut un charmeur. Ce virtuose parcourait l’Europe en triomphateur, et, quand il quittait les capitales, c’était à la façon des Sésostris, en inscrivant sur une colonne : « J’ai conquis ce pays par mon bras! » De tels engouemens, excessifs et ridicules, ont après tout leur excuse dans le mérite des hommes au profit desquels on les fomente. Célébrés, renommés, surfaits jusqu’à l’extravagance, des artistes comme MM. Gounod, l’abbé Liszt, n’en restent pas moins d’éminentes personnalités; mais que penser de la mode quand elle se prend à ce qui est de sa nature ignoble, inepte, obscène? De quel nom flétrir cette prime qu’une foule idiote s’en va payer chaque soir aux manifestations les plus écœu-