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dée de se perdre; mais il serait douteux qu’elle voulût confier le bonheur de sa fille à l’homme pour lequel elle sacrifierait le sien. Là où la femme oserait, la mère reculerait.

La dernière partie du roman s’ouvre de la manière la plus dramatique par la scène de l’orage, exacte représentation de la tempête qui va se lever et foudroyer tant d’âmes. La marquise de Campvallon s’y révèle pour la première fois dans toute sa nature démoniaque; c’est bien ainsi, à la lueur des éclairs et au grondement du tonnerre, que la magicienne devait faire sa véritable entrée. A partir de cette scène, Louis de Camors est sous le coup de sortilèges bien puissans, et cependant il dépend de lui de succomber ou de triompher. Une âme plus faible, plus naïve, plus ignorante du monde, serait inévitablement perdue; mais l’âme que nous lui connaissons est de trempe à résister à de tels assauts. Il a calculé toute la série probable des actions criminelles auxquelles il sera entraîné, et il s’y engage résolument; aussi, au lieu de nous attendrir comme une victime, nous épouvante-t-il comme un coupable. Aucune sympathie ne s’attache à lui, cependant nous le suivons jusqu’au bout dans sa carrière criminelle avec une curiosité ardente que j’oserai qualifier de philosophique. C’est comme un cours de logique qui aurait pris tout à coup la forme du drame; nous regardons se dérouler les inévitables conséquences d’un faux point de départ, d’un acte commis par la seule volonté et auquel la conscience n’a pas concouru. La progression de perversité des deux coupables nous est déroulée anneau par anneau, dans toute l’étendue de la chaîne. M. Feuillet nous a fait toucher du doigt combien est mince la cloison qui sépare le crime du simple péché. Quelques lecteurs se sont récriés devant ce mot dit tout bas à l’oreille de M. de Camors, chuchotement où l’on surprend trop bien les deux syllabes qui forment le mot poison ; c’est que ces lecteurs ignorent peut-être à quel point l’âme humaine se met rapidement au niveau de toutes les situations, aussi terribles qu’elles soient, s’habitue rapidement à respirer à l’aise dans toute atmosphère. Pour devenir volontairement criminel, il peut suffire de l’avoir été involontairement. Certes Mme de Campvallon et M. de Camors n’avaient aucune intention d’assassiner le vieux général; cependant ils ont été véritablement ses assassins, et à partir de ce moment ils sont obligés de respirer dans l’atmosphère de meurtre qu’ils ont créée. Leurs âmes se familiarisent ainsi avec la pensée du crime, et celle qui se trouve le plus rapidement au niveau de cette affreuse situation, c’est la plus sensible, la plus fébrile, la plus pénétrable, celle qui appartient au sexe auquel la littérature doit Médée, lady Macbeth et Mme de Merteuil.

Quel nom je viens d’écrire là! et cependant je ne l’effacerai pas.