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ressemblent en ce sens que leurs inénarrables malheurs à l’un et à l’autre proviennent d’un faux point de départ. Que l’on ne s’étonne pas de me voir citer un livre de morale. Si la pensée qui a donné naissance à M. de Camors se rencontre rarement dans les domaines de l’imagination, elle se rencontre habituellement au contraire dans les livres qui, se proposant franchement la morale pour but, abondent en récits anecdotiques dont tout l’intérêt repose sur les dangers que peut faire courir à l’homme l’adoption imprudente de telle ou telle doctrine politique, de telle ou telle philosophie.

Si donc nous partons de ce principe que dans le monde de la poésie tout coupable, pour être sympathique, doit être victime d’une force plus puissante que lui, — instinct, vice originel, disproportion entre les aspirations de l’âme et ses moyens, — nous serons obligés de conclure que M. Feuillet, pour exciter l’intérêt des lecteurs autour d’un héros de roman qui ne peut pas être sympathique, a dû accomplir un véritable tour de force littéraire. Eh bien ! ce tour de force, il l’a accompli; aussi n’a-t-il jamais, à notre avis, donné une preuve plus irrécusable de talent.

L’œuvre est remarquable dans son ensemble, cependant les deux parties que nous préférons sont celles qui ont été le plus universellement critiquées, c’est-à-dire le prologue et le dénoûment. Rarement récit romanesque a eu la bonne fortune d’une aussi dramatique ouverture. Le livre débute par une sorte de récitatif d’une beauté sombre et pathétique, le testament de M. de Camors père, récitatif qui nous fait regretter vraiment que son auteur, malgré les détestables doctrines qu’il expose avec une si incontestable éloquence, ne vive pas plus longtemps, car dans la courte apparition qu’il fait devant nous, son athéisme instructif laisse échapper des pensées que tout écrivain de génie pourrait envier, celle-ci par exemple, que Diderot eût signée : « la nature a engendré l’homme sans l’avoir conçu, comme une dinde qui a couvé sans le savoir un œuf d’aigle, » ou cette autre à laquelle Machiavel aurait applaudi, et qui contient une bonne moitié de la science de tout politique véritable : « je ne comprenais pas qu’il y a quelque chose de mieux à faire que de bouder puérilement contre son vainqueur, c’est de reconnaître que ses armes sont bonnes, de les lui prendre et de l’en écraser. » Tout ce guide de conduite pratique écrit par M. de Camors père, parfaitement noble et parfaitement immoral, — deux choses moins inconciliables qu’on ne l’imagine communément, — compose cinq pages d’une rare et originale éloquence qu’il sera difficile à M. Feuillet de dépasser jamais.

Le jour où M. de Camors rendait l’âme, et avant que son testament philosophique fût parvenu à son adresse, ses détestables