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ne mérite en rien les malheurs qui l’écrasent. Pour que l’homme soit réellement grand, il faut qu’il soit dans la situation du roseau pensant de Pascal, écrasé par l’univers et sans autre supériorité sur lui que de savoir qu’il est tué par lui; mais si vous supposez qu’il suffirait à un moment donné d’un acte de son libre arbitre pour écarter de votre héros la catastrophe qui le menace, à l’instant même son infortune va perdre toute majesté, et nous n’aurons plus sous les yeux qu’une victime par imprudence ou par négligence, fait qui refroidira singulièrement l’intérêt qu’il nous inspirait. Pour que le héros d’un drame ou d’un roman nous émeuve réellement, il faut qu’il soit mené vers un but inconnu de lui-même par une main invisible, que la destinée le charge comme Œdipe des crimes qu’il lui plaît de commettre, qu’il soit perdu comme Hamlet dans une mer de doutes dont il n’espère pas voir le rivage, ou que comme Othello, plongé dans une nuit profonde, il aille jusqu’au meurtre avec une véhémence effarée. Ou bien, s’il ne succombe pas sous les nuages d’ignorance dont le destin l’enveloppe à son insu, qu’il succombe au moins sous les conséquences d’une nature originellement perverse, ce qui est une autre forme de la fatalité, comme Macbeth, comme Richard III. Au contraire voici un héros qui est né bon, ou qui, pour prendre les choses au pire, n’est pas né radicalement mauvais, que nulle circonstance extraordinaire ne pousse au crime, et qui commet le mal en pleine connaissance de cause, en pleine lumière, tout simplement parce qu’il lui a plu de prendre au sérieux les paradoxes d’un père immoral ou d’un ami léger; ce personnage est sans excuse, et le jugement le plus bienveillant que le lecteur puisse porter sur lui, c’est qu’il est soit un mauvais logicien, soit un fanfaron coupable, soit même un simple étourdi.

Il serait donc très difficile de trouver dans la littérature qui relève directement de l’imagination de nombreux exemples de la tentative qu’a osée M. Feuillet, c’est-à-dire chercher à intéresser à un héros qui pèche simplement par le mauvais choix de son principe de conduite et d’action; je crois vraiment que sous ce rapport M. de Camors est unique dans le roman. Pour ma part, j’ai beau fouiller dans ma mémoire, il me faut remonter jusqu’aux souvenirs des lectures de mon adolescence pour rencontrer une impression qui ait quelque analogie avec celle que m’a laissée M. de Camors, Le seul récit qui, à ma connaissance, soit fondé aussi résolument sur la donnée que M. Feuillet a adoptée pour M. de Camors est un épisode d’un des meilleurs livres de morale qui existent, le Fou de qualité, livre écrit au dernier siècle par un Irlandais, Henri Brooke; l’épisode s’appelle Clément ou l’homme de lettres. Certes il y a bien loin du brillant dandy Camors au pauvre folliculaire Clément; mais ils se