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comme au Cap ou en Australie. M. von Scherzer eut même beaucoup de peine à réunir les documens statistiques dont il avait besoin. Reçu par le secrétaire-général de la colonie, il vit fixés au mur plusieurs grands tableaux couverts de chiffres. Il en réclama un exemplaire, croyant qu’ils indiquaient le mouvement annuel du commerce et de la production. En déroulant ce précieux document qu’on lui avait remis avec un plaisir de vanité satisfaite, il ne fut pas peu surpris d’y trouver seulement la statistique complète des couvens et de leurs nombreuses possessions dans les îles Philippines. Tandis que dans les colonies anglaises le mouvement commercial a doublé et triplé depuis dix ans, dans les possessions espagnoles il a plutôt diminué. Quoique les impôts soient lourds et vexatoires, ils ne suffisent pas à couvrir les frais. En 1862, les recettes montaient à 10,156,867 et les dépenses à 12,099,066 dollars, laissant un déficit de 1,942,199 dollars ou environ 2 millions de francs ; depuis lors, ce déficit a été en augmentant. Ce ne sont point cependant les travaux d’utilité générale qui absorbent les ressources de l’état. De routes, il n’en existe guère ; il n’y a donc point à les entretenir, et les communications par mer entre les différentes îles du groupe manquent si complètement que, lors du passage de la Novara, un employé supérieur attendait depuis plus d’un mois l’occasion de se rendre à son poste.

Les Philippines sont, après Rome, l’idéal d’un état théocratique. Le temporel aussi bien que le spirituel des habitans est confié à la direction de quatre ordres religieux : les augustins, les franciscains, les dominicains et les augustins déchaussés[1]. Les voyageurs de la Novara furent parfaitement reçus, surtout quand les bons frères apprirent qu’ils n’avaient point affaire à des hérétiques d’Angleterre ; mais l’amour-propre des officiers fut mis à une rude épreuve, car ils essayèrent en vain de faire comprendre à ces moines qu’ils appartenaient à l’illustre empire d’Autriche. Un pays nommé Austria était parfaitement inconnu à ces excellens religieux, et ils en conclurent que les étrangers venaient de la province espagnole de l’Asturie, Asturia.

  1. « Vous êtes mieux traités ici que les moines espagnols, dit M. von Scherzer au prieur des augustins. — Sans doute, répondit-il ; mais c’est qu’ils savent bien là-bas que nous sommes ici plus les maîtres qu’eux. » Un autre voyageur autrichien, M. von Hügel, rapporte une conversation qu’il eut avec un moine de Manille, qui lui parla dans le même sens. « C’est à nous, augustins, que les Philippines appartiennent. Le gouverneur don Pasquale peut jouer au roi tant qu’il veut ; c’est nous qui sommes les vrais souverains ; il le sait et nous respecte. Je voudrais bien voir que la police osât seulement demander le nom d’une personne que notre ordre a prise sous sa protection ! »