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sociale. Ils arrivent de Chine comme de pauvres coulies dénués de tout. Ils paient leur passage, qui coûte 80 francs, au moyen d’une retenue d’un dollar et demi par mois faite sur leurs gages, qui sont de 3 à 4 dollars (15 à 20 francs). Plus tard, ils gagnent davantage comme artisans, ou bien se livrent au commerce, qu’ils entendent à merveille. Beaucoup arrivent à l’aisance, plusieurs à l’opulence. Déjà quelques-uns de ces coulies sont devenus millionnaires. On accuse les Chinois de manquer de probité commerciale et de tromper indignement ceux qui s’adressent à eux. On fait le même reproche aux Juifs et aux Américains. Il est probable qu’on attribue injustement à toute la race les vices de ces trafiquans de bas étage qui en tout pays cherchent à exploiter l’ignorance de ceux qu’ils peuvent duper. C’est seulement parce que les Chinois, les Juifs et les Américains de cette classe trompent plus habilement que les autres qu’on leur en veut davantage. L’improbité habituelle ne peut être la base d’un succès durable, car elle éloignerait les cliens. Le commodore de la Novara s’adressa, pour les approvisionnemens dont la frégate avait besoin, à un négociant chinois nommé Whampoa, qui l’emportait en tout sur ses concurrens anglais. Dans l’espace de deux jours, il mit à bord tout ce qu’il fallait pour une navigation de six mois, et ce qu’il avait fourni se trouva être sans exception à la fois très bon marché et d’excellente qualité[1]. Il invita les officiers autrichiens à dîner dans sa villa, qui réunissait d’une façon très originale le luxe de l’Europe à celui de la Chine. Jusqu’à présent les émigrés chinois manquent souvent de femmes, et beaucoup songent encore à retourner, leur fortune faite, dans le Céleste-Empire; mais, quand les dernières barrières qui séparent encore la Chine du grand courant de la civilisation européenne auront été renversées, il est certain que cette race étrange tiendra tête aux Anglais dans la conquête pacifique de la région intertropicale par l’industrie et le travail. La Nouvelle-Guinée, le nord de l’Australie, Bornéo, seront un jour colonisés par eux, et il ne faudra pas le regretter.

Il est digne de remarque que les aspirations égalitaires qui agitent les sociétés chrétiennes se fassent jour aussi parmi les populations chinoises en des termes que ne désavouerait pas le so-

  1. Ayant eu l’occasion de causer avec un négociant de Singapore qui fait de grandes affaires avec les Chinois, je lui demandai ce qu’il pensait de leur moralité commerciale. Il me répondit qu’on avait rarement à s’en plaindre. Ce qui le prouve, ajoutait-il, c’est la façon même dont on traite avec eux. Lorsqu’on veut faire des achats de denrées en Chine même ou dans les îles de la Sonde, on emploie ordinairement des Chinois, et comme il faut partout payer comptant, on est obligé de leur remettre des sommes assez fortes. Les abus de confiance sont extrêmement rares. Ces agens commerciaux s’acquittent ordinairement de leur mission avec une fidélité et une habileté remarquables.