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pagnole et portugaise n’est pas plus progressive dans le Nouveau-Monde que dans l’ancien. Elle y possède la liberté de nom ; mais qu’est-ce que la liberté? Est-ce donc un but ou un moyen? Est-ce une chose qui puisse se suffire à elle-même? Vous verrez ce que deviendra l’Amérique intertropicale avec sa liberté : ce qu’elle était auparavant, un pays sans habitans et sans richesse, parce qu’il est sans travail. Le travail et l’économie, voilà la grande affaire, et la liberté n’est précieuse qu’autant qu’on l’emploie à travailler et à épargner. On en fait un usage admirable aux États-Unis. C’est que la race anglaise, qui a peuplé tout le nord du Nouveau-Monde, est éminemment industrieuse et ordonnée. Que feront auprès d’eux, dans le Mexique, les Espagnols, leurs voisins ? » Jacquemont a tort de placer les Portugais et les Espagnols sur la même ligne. En Europe, le Portugal pratique le régime constitutionnel d’une façon très correcte, sans passer par ces insurrections militaires, par ces pronunciamientos et ces réactions despotiques qui sont le fléau et la honte de l’Espagne. En Amérique, le Brésil a échappé jusqu’à ce jour à la dégradante anarchie qui dévore toutes les républiques d’origine espagnole. Les Portugais se sont, il est vrai, soustraits à la domination du clergé, et Rome les menace même parfois de ses foudres; mais cela ne leur a pas encore porté malheur jusqu’à présent.

L’une des principales causes du peu de progrès que fait le Brésil réside dans la façon dont on y exploite la terre. Le procédé en usage est ce que les Allemands appellent énergiquement la raub-cullur, la culture déprédative, la culture-vol. J’en trouve une description très exacte dans une intéressante étude sur la colonisation au Brésil, publiée par M. Charles van Lede, ancien officier supérieur du génie au service du Chili. Généralement au Brésil la terre n’est pas défrichée et conquise d’une manière définitive. On exploite la force végétative qu’elle renferme, puis on l’abandonne. Voici comment se fait l’opération. On choisit dans la forêt une certaine étendue, dont on estime la fertilité d’après les essences qui y croissent. Après la saison des pluies, les esclaves coupent à hauteur d’appui les bambous, les lianes, toutes les broussailles, mais sans s’attaquer aux gros arbres dont la dureté offrirait trop de résistance. Ces branchages abattus sèchent au soleil d’été, et un mois avant que les pluies recommencent on y met le feu. Cette opération terminée, le champ à ensemencer présente l’aspect le plus triste; sur la terre à moitié recouverte de cendres et de charbons gisent les grosses branches et les arbres à moitié consumés par les flammes; les troncs les plus forts, qui ont résisté à l’incendie, dépouillés de leurs feuilles et des lianes qui les enveloppaient, découpent dans l’air