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bonne, et je me demande si la force de mes raisons a pu s’éventer en huit jours comme le vin d’une bouteille débouchée.

— Pas d’exagération, mon enfant ! Après tout, vous gagnez.

— J’entends bien ; mais si le gain de la cause suffit à l’avocat, ce n’est peut-être pas assez pour un procureur général et pour….

— Et pour un Mainfroi ? Bien, mon fils ! Ce sentiment vous fait honneur, mais ne vous mettez pas en peine. Les questions de forme, quelque importantes qu’elles soient, sont et seront toujours secondaires. Le premier devoir du magistrat est de faire justice, c’est-à-dire de protéger les honnêtes gens contre les coquins. Les époux Vaulignon sont de vilains personnages, malgré tout le soin qu’ils ont pris de se mettre en règle avec la loi ; Mme de Montbriand est une femme de bien qui réclame son patrimoine et que nous ne devons pas réduire à la misère, quelque imprudence qu’elle ait mise à se dessaisir. Voici la minute en question ; je ne crois pas violer le secret des délibérations en la communiquant au premier magistrat du parquet. Les attendu vous paraîtront assez concluants, je m’en flatte, et l’arrêt suffisamment motivé.

L’exposé des motifs et l’arrêt emplissaient quatre pages de petit texte ; Mainfroi n’en fit qu’une bouchée, puis il remercia M. de Mondreville, et prit congé de lui en dissimulant comme il put le trouble et l’oppression qui lui restaient de sa lecture.

« Ce pauvre premier, pensait-il, est le meilleur et le plus digne des hommes, mais ses facultés baissent : voilà un arrêt motivé en dépit du sens commun. »

Dans cette affligeante pensée, il s’en alla, comme à son ordinaire, chez Mme de Montbriand. Marguerite l’attendait ; elle le reçut avec une expansion de bonheur qui la rendait tout à fait belle ; mais il resta rêveur, inquiet et morose, moins heureux d’être là que désireux de se retrouver seul avec l’idée qui l’absorbait. Rentré chez lui, il s’escrima toute la soirée et toute la nuit à défaire et à refaire les malheureux attendu de M. de Mondreville, sans pouvoir se contenter lui-même. Le labeur et l’anxiété de cette longue veille au lendemain d’un voyage le mirent sur les dents ; il avait une fièvre de fatigue, de doute et de dépit.

« Est-ce donc moi qui suis en décadence ? disait-il, ou faut-il croire que la rédaction d’un arrêt comporte un talent qui me manque ? C’est une littérature de précision, j’en conviens, tandis que l’éloquence judiciaire se borne à présenter artistement des à peu près… Mais la cause était bonne, morbleu ! quand je l’ai plaidée, et maintenant qu’elle est gagnée, il me semble à moi-même qu’elle ne vaut plus rien. Pourquoi ? Sans doute parce que je ne suis plus avocat, et qu’ayant changé de point de vue j’envisage une autre face des mêmes objets. Il n’y a pourtant pas