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ment et de bruit, goût singulier chez un philosophe contemplatif. Baillet nous le représente courant à Francfort assister au couronnement de l’empereur, fête splendide et luxueuse dont aucune de nos solennités modernes ne pourrait donner une juste idée[1]. Il va à Venise pour assister au mariage du doge avec l’Adriatique, il se rend à Rome pour le jubilé. Il avait également le goût, comme il le dit lui-même, de voir « les cours et les armées. » A La Haye, au retour de son voyage d’Allemagne, trois petites cours se partageaient la société distinguée du pays : celle des états-généraux, celle du prince d’Orange, celle de la reine de Bohême[2]. Descartes les fréquente toutes les trois. De La Haye à Paris, il s’arrête à Bruxelles pour visiter la cour de la princesse Isabelle. Le voici à Paris; mais, nous dit Baillet, il apprend que la cour est à Fontainebleau, il part pour Fontainebleau. C’est ce goût de jeunesse qui, venant à se réveiller, le décide à se rendre à la cour de la reine Christine, où il devait trouver la mort. Le même genre de curiosité le conduisit dans les armées, d’abord en Hollande dans l’armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle du duc de Bavière. A Paris, on le voit également partir pour le siège de La Rochelle, afin d’assister à ce spectacle mémorable et extraordinaire.

Malgré son goût avoué pour les cours et les armées, on se méprendrait gravement, si l’on voyait dans Descartes un courtisan ou un soldat. Non, c’est un curieux, un amateur, un contemplateur. Jamais il ne sollicita aucune faveur d’aucun prince, jamais il n’entretint de relations intimes avec aucun, si ce n’est un commerce philosophique, comme on le vit d’abord avec la princesse Elisabeth et plus tard avec la reine Christine. Quant aux armées, d’après le récit que nous fait Baillet, il en prenait bien à son aise. Il visitait les savans, il méditait tout seul dans les bivouacs, tout prêt du reste à se battre quand il le fallait, car il avait l’épée prompte et le cœur ferme, mais plutôt encore par curiosité d’amateur que par amour pour le métier.

Plus j’étudie la vie de Descartes et son caractère, plus je me persuade qu’il y avait un tour romanesque dans son imagination, quelque étrange que cela puisse paraître à ceux qui ne connaissent de lui que le géomètre et le métaphysicien. Ce côté romanesque, je le trouve déjà dans ce goût passionné et infatigable pour les voyages, dans cette curiosité des spectacles rares et brillans que j’ai signalés. Je le retrouve encore dans un autre trait fort étrange

  1. Goethe nous décrit également dans ses mémoires la même fête à Francfort, à laquelle il a assisté avec la même curiosité avide que Descartes.
  2. Cette reine, alors dépossédée, était la mère de la princesse Elisabeth, avec laquelle Descartes eut plus tard une correspondance philosophique si intéressante.