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de la société; mais nulle part il n’a songé à nous apprendre ce qu’il avait retiré de ce commerce et ce qu’il pensait des mœurs des courtisans ou des militaires, des bourgeois, du peuple ou des grands. Son Traité des Passions, où l’on pourrait s’attendre à trouver des pensées de ce genre, ne contient qu’une psychologie tout abstraite, ou plutôt une physiologie arbitraire. Sa correspondance si étendue traite presque exclusivement de matières scientifiques ou métaphysiques. On en tirerait à grand’peine un recueil de maximes, de pensées, de réflexions, telles qu’on en trouve chez les moralistes, et qui témoigne de la connaissance du monde et de la vie.

En réfléchissant sur les observations précédentes, il m’a semblé que, comme il arrive souvent, Descartes aura, très innocemment sans doute, mais un peu arbitrairement, arrangé après coup sa vie intellectuelle. Lorsqu’il est arrivé à avoir pleine conscience de son entreprise philosophique, il a cru, possédé par l’idée qui le dominait alors, que toutes ses pensées avant ce moment avaient dû rentrer dans ce cadre ; il a fait de ses voyages mêmes une préparation, une initiation à sa méthode; il a systématisé toute sa vie, depuis sa sortie du collège jusqu’à la construction définitive de son œuvre. Peut-être les choses ne se sont-elles pas tout à fait passées ainsi. Lorsque Descartes a commencé à voyager, il était très jeune et avait à peine vingt et un ans. Rien ne pouvait encore lui faire pressentir qu’il serait l’illustre réformateur de la philosophie moderne. Il est donc peu probable que ses voyages aient été pour lui dès lors ce qu’ils lui ont paru après coup, à savoir un stage entre l’éducation de l’école et l’éducation personnelle et scientifique qu’il se donna plus tard, un milieu entre la science de collège et la science pure, un passage de l’une à l’autre. Sans doute un esprit sérieux comme celui de Descartes ne voyage que dans l’intention de s’instruire; mais autre chose est le désir de s’instruire en général, autre chose l’intention systématique et arrêtée de se faire une philosophie personnelle. Dans notre pensée, si Descartes a tant voyagé, c’est uniquement parce qu’il aimait les voyages. Il eût tout aussi bien fondé une philosophie nouvelle sans sortir de chez lui. Le voyageur n’a certainement pas nui au philosophe; mais il l’a fort peu servi : ce sont deux personnages qui se sont réunis dans un seul et même homme, mais qui auraient pu être séparés, et même qui ont été réellement et sont demeurés séparés.

Il est impossible de ne pas être frappé, quand on lit la vie de Descartes, d’un genre de curiosité qui le caractérise et qui se distingue évidemment de la curiosité scientifique. Il est de ces hommes qui aiment à voir, et ce qu’il aime voir, ce sont les grands et brillans spectacles, les spectacles accompagnés de pompe, de mouve-