Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Comment on devient la maîtresse d’un roi. » Il ne manquait que l’occasion. Elle vint bientôt; ce fut dans un bal donné par la ville de Paris pour le mariage du dauphin avec une infante d’Espagne. Le roi se vit entouré d’une foule de dominos de toutes couleurs qui se disputaient un mot de lui et qui n’auraient pas demandé mieux que d’aller plus loin. Il fut attiré surtout par l’air spirituel et provoquant d’une de ces belles personnes déguisées qui l’intriguaient; il lui demanda de laisser voir son visage. L’aimable personne ne résista, bien entendu, qu’autant qu’il le fallait pour piquer la curiosité royale; elle se démasqua, laissant apparaître le frais et gracieux visage de la jeune chasseresse de la forêt de Sénart, et elle s’enfuit aussitôt en laissant tomber son mouchoir, simple effet du trouble assurément. Le roi émerveillé ramassa aussitôt le mouchoir et ne pouvait faire mieux que de le lancer galamment à la fugitive dont il était déjà séparé, et dans ce monde tourbillonnant accoutumé à ces sortes d’aventures, à ces mœurs de sérail, on se mit à dire : « Le mouchoir est jeté! » Le reste fut l’affaire du valet de chambre Binet, qui apprit à sa parente le chemin des appartemens de Versailles.

Pendant ce temps, direz-vous, où était le mari et que faisait-il? On l’avait conduit à la campagne, et ce fut M. Lenormant de Tournehem qui se chargea de lui annoncer la fortune qu’il venait de recevoir en dormant. Si peu naïf qu’on fût dans ce temps-là, si préparé qu’on dût être à de telles mésaventures dont les héros n’étaient pas toujours des rois, le pauvre Lenormant d’Etioles ne put supporter le coup sur le moment : il tomba évanoui, puis il voulut se tuer, puis il voulut aller tuer sa femme à Versailles, puis il lui écrivit une lettre désespérée qui ne la toucha guère et qui faisait dire à Louis XV que sa nouvelle maîtresse avait « un mari bien honnête homme, » puis il fut à demi exilé; il ne fit pas tout à fait comme M. de Montespan, qui avait pris le deuil de son honneur : il souffrit, puis il se consola, sans pardonner jamais pourtant. Une séparation fut prononcée par le Châtelet, et Mme d’Etioles devint la marquise de Pompadour. Elle était déjà depuis quelque temps la maîtresse avouée du roi, lorsque Louis XV, qui était parti pour aller se mettre à la tête de l’armée et qui entretenait avec elle une correspondance suivie, lui adressa une lettre avec ce titre de marquise de Pompadour attaché à sa dignité nouvelle. Du coup, elle ne se tint pas de joie; elle marchait dans son rêve, la tireuse de cartes avait dit vrai. Favorite reconnue, dotée et courtisée, elle allait régner vingt ans, et pendant vingt ans elle allait être la femme la plus occupée de France à ne rien faire, à s’agiter dans le vide, à disputer une faveur qu’elle avait eu tant de peine à conquérir.

Rien au monde ne peut faire que les choses ne soient pas ce qu’elles sont. Si l’amour eût poussé Mme d’Etioles, elle eût souffert ou elle eût été heureuse, elle eût gardé l’empire ou elle eût été renvoyée après six mois;