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veu, Lenormant d’Etioles, à qui il promettait de laisser sa fortune. Le pauvre Lenormant d’Etioles, qui était d’ailleurs honnête homme et d’un caractère aimable, quoique peu beau, aimait passionnément sa femme; elle ne songeait guère à lui. Cette jeune femme avait certes en apparence tout ce qu’elle pouvait envier, tout ce qui pouvait plaire à son ambition. Par son mariage, elle était entrée, sinon dans le grand monde, du moins dans ce monde financier du XVIIIe siècle, qui ne laissait pas d’être brillant. Elle avait une maison à la ville et une maison de campagne à Étioles. Elle se voyait entourée, recherchée. Elle recevait chez elle les diplomates étrangers et les beaux esprits, Voltaire, Montesquieu lui-même, Bernis, Fontenelle, Maupertuis, et c’est en ce temps-là que le président Hénault écrivait à Mme Du Deffand : « Je trouvai chez M. de Montigny une des plus jolies femmes que j’ai jamais vues : c’est Mme d’Etioles. Elle sait la musique parfaitement bien, elle chante avec toute la gaîté et le goût possibles, fait cent chansons, et joue la comédie à Étioles sur un théâtre aussi beau que celui de l’Opéra, où il y a des machines et des changemens... »

C’était une femme à la mode, que son mari se plaisait à amuser et à voir heureuse sans ombre de jalousie. Pour elle, ce n’était rien, elle ne se croyait Mme d’Etioles qu’en passant pour aller plus haut. Depuis qu’une tireuse de cartes lui avait dit dans son enfance qu’elle serait la maîtresse de Louis XV, elle ne rêvait qu’à cela. On lui avait répété tant de fois, en vantant sa beauté, qu’elle était un morceau de roi, que son ambition ne pouvait se contenter à moins. Elle avait la vocation d’être la maîtresse du roi, elle courait au-devant de lui dans les bois de Sénart, elle avait toute une stratégie où elle trouva bien vite des auxiliaires, et il n’y a guère que le XVIIIe siècle où une telle fortune ait pu être préparée avec ce calcul, avec cet art savant, avec ce raffinement de manège féminin. Tant que la duchesse de Châteauroux vivait encore et tenait le roi, ce n’était pas une place facile à emporter. La duchesse de Chevreuse, qui un jour voulut dire un mot des grâces de la petite d’Etioles, en sut quelque chose; la favorite régnante lui marcha sur le pied avec une telle fureur qu’elle la fit tomber en syncope, et défense fut faite à la jeune rivale de suivre désormais les chasses du roi. Il fallait se résigner et ajourner encore la vocation. Le jour où Mme de Châteauroux mourut subitement, en 1744, Mme d’Etioles sentit se réveiller toutes ses espérances, elle se remit plus vivement que jamais à son intrigue, et les complices ne lui manquèrent pas. Elle trouva pour la diriger la complaisante Mme de Tencin, « qui, ayant vu se briser en Mme de Châteauroux un premier instrument, songea et concourut à la remplacer; » elle eut aussi la bonne volonté secourable d’un de ses parens, Binet, qui était valet de chambre du roi et qui se trouvait placé à merveille pour de telles expéditions.

Alors se passa une de ces comédies qui pourraient avoir pour titre :