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domaine que le couple Gérard s’arroge impudemment ! Je ferai comparaître les huissiers à qui vous avez donné votre argent, de vos propres mains. J’établirai le compte de vos biens à la mort de M. de Montbriand ; on saura quelle vie modeste vous meniez à Vaulignon ; la cour dira s’il est possible que vous ayez gaspillé en cinq ans de villégiature un million et demi. Ce n’est pas tout ; nous ferons la contre-épreuve sur les recettes et les dépenses de votre injuste et malheureux père. On sait ce qu’il avait, on sait ce qu’il devait le premier jour du mois où les actions de cinq cents francs sont tombées à deux cent cinquante. Nous ferons le total des sommes que M. de Vaulignon a payées jusqu’à sa maladie, et je demanderai dans quelle bourse il a puisé tout ce qui lui manquait. Comptez sur moi, madame, ou plutôt sur l’éclatante justice de votre cause. Plus j’y pense, plus je m’étonne que ni vos avoués ni vos avocats ne l’aient comprise, et qu’elle ait pu arriver toujours perdue, mais toujours intacte, jusqu’à moi. »

Marguerite répondit avec une candeur adorable : « C’est sans doute que je l’ai mal expliquée à ces messieurs. Pensez donc ! des secrets de famille ! Quel que soit l’intérêt qui vous pousse, on ne peut pas les raconter au premier venu. »

Ainsi donc, pensa Mainfroi, je ne suis pas le premier venu pour elle ! Il prit avantage de l’aveu pour se détendre et se familiariser. Il se prévalut même des alliances quasi légendaires qui unissaient les Vaulignon aux Mainfroi. « Mais alors, dit-elle en riant, nous serions cousin et cousine, si nous étions venus au monde quinze générations plus tôt ?

— Nous le sommes, madame ; ce n’est qu’une question de degré.

— Vous me le jurez, mon cousin ?

— Foi d’avocat, ma cousine. Et puisque nous voici presque en famille, permettez-moi de vous demander si la devise de votre papier à lettres appartient aux Vaulignon ou aux Montbriand ?

— Elle n’appartient qu’à moi seule. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Parce que, si la devise est à vous, je compte vous l’emprunter, ma cousine, jusqu’au prononcé de l’arrêt. Tout ou rien ! Oui, je veux vaincre ou mourir, et je vaincrai, car la vie est bonne.

— On le dit.

Sur ce mot, qui ne manquait pas de profondeur, elle congédia Mainfroi. Le jeune bâtonnier descendit du second étage sans effleurer les marches de l’escalier. Il avait des ailes ; celui qui aurait pu le suivre par les rues l’aurait entendu dire à chaque pas : Quelle femme ! quelle cause I Peut-être ne savait-il pas lui-même si c’était la femme ou la cause qui faisait battre son cœur ; mais, comme il