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couvent de Grenoble. C’est ce qu’elle a toujours rêvé dans sa basse jalousie. Je l’éclipsais, je triomphais de mettre en relief ses laideurs physiques et ses turpitudes morales ; elle se consolait de tout par l’espoir de m’enterrer vive ! Vous vous rappelez, monsieur Mainfroi, ce que je vous disais du couvent ? Eh bien ! j’y touche, j’y reviens, la fatalité m’y ramène au bout de sept ans par un détour invraisemblable et atroce.

— Calmez-vous, madame ; il n’y a pas péril en la demeure. Quoi qu’il arrive, personne ne peut vous mettre au couvent malgré vous.

— Et quel autre refuge y a-t-il, s’il vous plaît, pour une femme de ma condition, lorsqu’elle se voit sans ressources ? Voulez-vous que je me mette à broder dans une mansarde ou à courir les cachets de piano ? L’honneur me permet-il de débuter au Théâtre-Italien comme prima donna ou dans un cirque comme écuyère de haute école ? Accepterai-je les douze cents francs que le recteur, brave homme, m’a fait offrir sous main avec un petit emploi dans l’instruction publique ? ou entrerai-je comme lectrice chez l’oncle de mon mari, M. de Cayolles, qui m’aime bien, qui m’aime trop ? Je ne m’abuse point, allez, et celle qui me traque depuis tantôt dix ans ne s’y trompe pas non plus ; elle a soigneusement fermé l’enceinte. Une femme bien née, qui se ruine ou qu’on ruine, n’a de retraite honorable que dans un couvent, parce que l’humilité du cloître est doublée d’un immense orgueil, et qu’on ne déroge pas en épousant Dieu. Soit ! je l’épouserai s’il le faut, et j’irai bientôt le voir de près !

« Mais, pardon, reprit-elle en escamotant une larme échappée, c’est de mon procès qu’il s’agit. Vous ne comprenez pas comment une femme si forte en apparence a pu se laisser dépouiller comme une enfant ? Hélas monsieur, c’est qu’on est enfant toute la vie devant l’autorité d’un père. Quand je suis revenue à Vaulignon, veuve, malade et navrée, mon père fut excellent pour moi. Il prit à cœur de me distraire et de me consoler ; de ma vie je ne l’avais connu si tendre. Cette malheureuse spéculation commençait à prendre corps, elle donnait les plus belles espérances. Le marquis ne s’y était pas encore jeté éperdument, à peine s’il avait un doigt dans l’engrenage ; mais, ébloui de son premier succès, il ne comptait déjà plus que par millions. Le domaine des Villettes, qui touchait aux Trois-Laux, lui donnait dans la vue ; il voulait l’acquérir pour moi, et comme mon douaire ajouté à ma dot en aurait tout au plus payé la moitié, il ne parlait de rien moins que de parfaire la somme. « Si tu te remaries, disait-il, tu feras équilibre à la maison de ton frère, et le canton sera partagé entre deux dynasties issues de