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l’illustre et vertueuse Aggrippine montrant son fils aux troupes de Germanicus. Il la donne en exemple à tout l’univers et l’impose à l’admiration des peuples. « Julie, s’écrie-t-il, femme incomparable,… vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime que les rois entourés de tous leurs soldats. »

Dans le même temps que paraissait la Nouvelle Héloïse, Diderot donnait au théâtre le Fils naturel et le Père de famille, mais les bourgeois sensibles et vertueux de Diderot eurent moins de succès que Julie ; il a beau déclamer, Saint-Preux est un autre homme que Saint-Albin. On goûta peu les exclamations de ces larmoyeurs, leurs apostrophes à la nature, leur faste de sensibilité ; plus d’un spectateur dut s’écrier comme certain gentilhomme : Il sent ici la nature à crever. Le vrai drame bourgeois était encore à trouver. En 1755, Lessing avait mis au monde une Miss Sara Sampson, qui est de la famille de Lillo et vaut à peu près les Sophie et les Cécile de Diderot. Cet ange disserte et larmoie. Empoisonnée par une rivale, au milieu de son agonie, il lui échappe un ah ! et se retournant vers son amant. « — Ne t’occupe pas de ce ah ! lui dit-elle. Cela ne pouvait se passer sans quelque sensation désagréable. Il ne fallait pas que l’homme fût insensible ; il faut donc qu’il soit sensible à la douleur. » Ce beau début ne faisait pas prévoir Minna de Barnhelm, Emilia Galotti et Nathan, Maître de son talent, Lessing crée des caractères qui vivent et des pièces qui sont restées au répertoire. Dans le genre où son imagination s’est renfermée, il n’a de rival que Sedaine.

Ce qui est digne de remarque, c’est que Lessing poète a fait infidélité aux théories de Lessing le critique. Il avait reproché aux Français de considérer l’admiration comme un des ressorts de la tragédie et d’avoir mis en scène des héros admirables. Le but de la tragédie, selon lui, est d’exciter la pitié, et l’admiration ne s’accorde pas avec la pitié. Comment plaindrions-nous un héros dans le malheur? Nous n’avons pas la mesure de ses forces, et nous sommes portés à croire qu’il possède en lui-même des ressources qui nous sont inconnues, des consolations qui ne sont pas à notre usage. Or il se trouve que Lessing s’est constamment efforcé de faire la place de l’héroïsme dans le drame bourgeois, non de l’héroïsme en cothurne, mais de l’héroïsme en pantoufles ou en bottes à l’écuyère. En dépit de ses préventions, il s’est laissé avertir par son instinct de poète ; il a compris que l’art s’arrête où cesse l’admiration, et que son triomphe est de nous procurer des étonnemens qui soient des plaisirs. L’Apollon du Belvédère et le Bourgeois gentilhomme ont ceci de commun qu’ils nous étonnent toujours ; l’un nous paraît au-dessus de la nature, l’autre au-dessous, et pourtant l’un et l’autre sont vrais. La vérité qui étonne, voilà le secret du