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plet de la tragédie héroïque. Lessing nie l’évidence ; il s’évertue, met du sien partout, et tire tout à lui. « Étant prouvé, poursuit-il en se piquant au jeu, que, suivant le Stagyrite, la pitié est l’unique ressort de la tragédie, il s’ensuit que les personnages tragiques doivent être à la fois nos pareils et nos égaux ; autrement nous ne pourrions compatir à leurs fautes et à leurs malheurs, ni craindre qu’un jour il ne nous en arrive autant. Que nous importent des douleurs qui ne sauraient nous atteindre ? Que nous importent ces défaillances et ces misères royales dont notre médiocrité nous préserve ? Poètes, montrez-nous des hommes de notre race et de notre taille, afin que nous nous sentions capables de souffrir et de pécher comme eux. Ne fouillez plus l’histoire et la fable pour y déterrer des héros. Laissez aux Français ces grands noms de rois et de princes, dont la pompe chatouille leur vanité. Ne nous dites pas qu’aux destinées des puissans de la terre est attaché le sort des peuples. La fortune d’un état est une idée trop abstraite pour notre cœur, et votre métier est de nous attendrir. Abaissez-vous donc jusqu’à nous, et ne mettez en scène que des particuliers, ou, pour trancher le mot, des bourgeois. Ce n’est pas moi, c’est Aristote qui vous le commande. » Lessing s’amuse. Il ne lui restait plus qu’à prouver que Clytemnestre, comme sa Minna, était une baronne Spartiate qui possédait des terres en Messénie, et qu’Agamemnon avait servi dans la guerre de Troie comme major au 3e cuirassiers.

Que Lessing eût accusé les tragiques français de s’être trop écartés de l’antique simplicité, d’avoir enchéri sur l’héroïsme grec, d’avoir péché par un excès de pruderie spiritualiste, d’avoir peint des héros qui ne mangent ni ne boivent, qui ignorent le soleil et la pluie, et qui ne s’écrient jamais, comme Philoctète : Ô mon pied, mon pied, que vais-je faire de toi ? on pourrait souscrire à ces remontrances. Les héros ont des pieds comme nous, ils sont sujets à boiter comme nous, et il est bon qu’ils s’en souviennent ; mais c’est toujours le boitement d’un héros. Malgré toutes les différences de mœurs et de langage, la tragédie française est la fille légitime de la tragédie grecque, et l’on ne peut rejeter l’une sans l’autre. Il faut que Lessing en convienne, — il n’y eut jamais de poésie plus aristocratique que la poésie grecque. À Athènes, les vivans relevaient de la comédie, le théâtre tragique appartenait au passé ; il empruntait tous ses sujets à l’histoire de quelques familles légendaires, descendance de dieux ou de demi-dieux, race de prédestinés, vouée par un décret insondable aux sombres aventures, aux infortunes immenses, aux crimes énormes. Ces géans, ces prodigieux patriciens de la fable étaient les seuls athlètes avec qui le destin consentît à se mesurer. Ils combattaient contre lui corps à