Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

imiter les Grecs : grande erreur ! Shakspeare nous a prouvé que la tragédie peut atteindre à des effets dont les Corneille et les Racine ne se sont jamais doutés ; mais, éblouis par cet éclair de vérité, nous sommes tombés de fièvre en chaud mal, et nous avons conclu que les règles ne sont pas nécessaires, qu’elles sont même un obstacle au talent. J’ai découvert que le seul moyen de parer à ce danger, c’est de combattre l’illusion de la prétendue régularité du théâtre français. Aucune nation n’a plus méconnu les règles de la tragédie antique que les Français ; ils ont pris pour l’essentiel quelques remarques accessoires d’Aristote sur l’agencement extérieur du drame ; ils ont respecté de vaines observances, ils ont violé les dix commandemens de la loi. La poétique d’Aristote est aussi infaillible que la géométrie d’Euclide ; on ne peut s’en écarter sans faillir. » Ainsi les Français sont répréhensibles, non pour s’être asservis aux règles, mais pour les avoir transgressées, et c’est Aristote qui les condamne. Cette thèse, que Lessing a soutenue avec plus d’intrépidité que de conviction, diminue singulièrement pour nous l’intérêt de la Dramaturgie. Que nous importe après tout que Corneille se soit mépris ou non sur le sens d’Aristote ? Mais cela importait beaucoup à Lessing. Il avait découvert que le genre qui convenait le mieux à son talent et à son public était le drame sentimental, la tragédie bourgeoise, et les autorités ayant plus de poids que les raisonnemens, il tâche d’avoir Aristote pour lui. Ôter le grand homme aux Français et le mettre de son côté, en un mot trouver la tragédie bourgeoise dans Aristote, quel tour de force ! Lessing aimait les gageures, mais il n’a pas gagné celle-là. Il faut le voir torturer, subtiliser le texte de la Poétique, le mettre à l’alambic. On dirait le couteau de Jeannot ; il en change le manche, il en change la lame, et prétend que c’est toujours le même couteau.

On avait cru que les deux grands ressorts de la tragédie étaient la terreur et la pitié, et que, pour être en règle avec Aristote, le poète tragique devait inventer une fable ou terrible ou touchante. — Halte-là ! s’écrie Lessing. Le φόϐος d’Aristote n’est pas la terreur, c’est la crainte. Et quelle crainte ? Nous sommes au théâtre, le poète nous montre un personnage dans le malheur ou en danger de la vie. Nous ressentons de la pitié pour lui, à cette pitié se mêle une vague appréhension pour nous-mêmes ; nous craignons que les malheurs qui le menacent ne puissent un jour nous atteindre, nous craignons de devenir tôt ou tard l’objet de notre propre compassion. Cette crainte est le contre-coup de la pitié que nous avons ressentie, d’où il suit que, selon Aristote, la pitié est le seul ressort de la tragédie. Poètes, faites des pièces attendrissantes, et laissez la terreur à Crébillon. — Hormis quelques détails douteux, rien de plus clair que le texte d’Aristote : c’est le code précis et com-