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M. E. Gondinet a compris que, dans un pays où l’état civil est aussi bien tenu et les lois sur l’hérédité aussi claires qu’en France, pareille histoire n’était pas très vraisemblable. Il s’est donné une peine infinie pour échafauder son petit roman. C’est pour cela qu’il a inventé l’histoire d’un vieux noble entêté qui se brouille avec son frère parce qu’il est libéral, ne veut pas entendre parler de son neveu, promène sa gentilhommerie mécontente de l’Irlande en Afrique, où il perd sa femme et recueille dans la rue une petite fille. C’est pour la même raison qu’il imagine un vieil intendant taillé sur le patron de son maître, qui a le fétichisme des grandes maisons, l’adoration du nom de Prignon de Laubany, et parle de vassaux ni plus ni moins que si nous étions au temps de Louis XIII. Notez, je vous prie, que tout ce monde vit après 1860. M. E. Gondinet a eu beau y jeter, pour le rajeunir, un banquier, un beau fils ruiné, une élégante, qui ont le ton et les idées du jour ; il n’en est pas moins passé de mode. Ces gens-là, effacés et jaunis comme des figures de tapisseries, sont ensevelis depuis longtemps et jusqu’au dernier dans les romans de Balzac, la province n’en a plus un seul exemplaire ; le comique qu’on a pu en tirer autrefois serait entièrement éventé, si la gaîté naturelle de l’auteur ne le rafraîchissait un peu.

M. E. Gondinet dispose d’un instrument de grand prix, une langue alerte, facile et soupïéi qui se tire avec désinvolture et bonheur de toutes les difficultés du dialogue, et dont les qualités ont été appréciées dans quelques jolies bluettes. Il serait temps, s’il veut s’essayer dans des cadres plus larges, qu’après s’être abandonné librement à l’imagination il s’appliquât à développer dans un sujet vrai des caractères mûris par une méditation sérieuse. Qu’il ne s’y méprenne pas, les jeux d’esprit qui lui ont réussi jusqu’à présent ne constituent pas l’invention dramatique. Nous ne lui demanderons pas un ouvrage d’une haute portée philosophique, mais nous voudrions qu’il entreprît à l’aide de l’observation quelque peinture exacte, sinon profonde, de la vie actuelle. Son esprit, trop porté peut-être à s’ébattre dans le domaine de la fantaisie, est de ceux qui ne peuvent que gagner à se charger du lest salutaire de la réalité.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


L. BULOZ.