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ne voulut pas entendre à ces distinguo, il eut le mérite de voir clair dans le jeu de Lessing. Goetze se trouvait fort bien dans la vieille maison et il avait confiance dans la solidité de ses fondemens. Toutefois il vit avec déplaisir qu’un homme malintentionné vînt agiter l’air et faire un insolent vacarme sous ses fenêtres. Les vieilles murailles craignent le bruit.

Si l’on passait en revue les contemporains célèbres de Lessing, on n’en trouverait guère qui se soient mépris sur ses intentions qui n’aient reconnu le philosophe dans le théologien d’occasion. Le chef de l’école rationaliste, Semler, se crut obligé de descendre dans l’arène, de faire cause commune avec Goetze, son ennemi ; il traita Lessing de lunatique, d’échappé des petites-maisons. Jacobi, l’auteur de Woldemar, l’apôtre du sentiment, qui ne laissait pas d’aimer Lessing, bien qu’il condamnât ses doctrines, nous a donné deux explications de la tactique adoptée par son ami. Il prétend d’une part que Lessing redoutait par-dessus tout le ridicule, et qu’il avait juré de n’être jamais martyr, dans la crainte que sa mésaventure ne fît rire à ses dépens ; si on l’avait poussé à bout, il se serait fait catholique. Jacobi dit ailleurs que l’auteur de l’Anti-Goetze avait beaucoup lu Leibniz, qu’il avait appris de lui à réserver ses doctrines secrètes, que son grand principe était de tout faire à point, et que, si désireux qu’il fût de guérir l’humanité de ses superstitions et de lui communiquer ses idées, il mesurait prudemment les doses en tenant compte de ce que l’état du patient comportait. Hamann, philosophe chrétien, surnommé le Mage du Nord, écrivait à ce même Jacobi en 1784 : « Que pensez-vous de la loyauté et de la sincérité de Lessing dans toute l’affaire des Fragmens ? Le goujat hambourgeois, avec toute sa sottise, n’avait-il pas raison dans le fond ? Quand on a le système du dieu Pan dans la tête, peut-on réciter un pater ? Ne reconnaît-on pas dans l’ardeur passionnée que déploya ce malheureux Lessing un fonds de haine pour le christianisme ? » Dans sa réponse, Jacobi donne raison à Hamann, tout en justifiant Lessing contre tout reproche de déloyauté[1].

« Enfin recueillons la déposition d’une personne dont le témoignage a plus de poids encore dans ce procès, de la fille du fragmentiste, d’Élisa Reimarus, par qui Lessing avait été mis en possession du manuscrit. Enfant de la balle, elle avait les opinions les plus avancées et portait à Lessing la plus dévouée, la plus enthousiaste amitié ; mais son enthousiasme ne l’empêchait pas de le juger, et elle désapprouva plus d’une fois les détours et les biais de sa

  1. Jacobi fait observer à Hamann que Lessing n’a jamais voulu passer pour un philosophe chrétien, et que la visière de son casque était percée de larges trous qui laissaient voir son visage : « Lessing se fâchait, dit-il, de ce qu’on ne le reconnaissait pas. »