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le vieux luthéranisme avait cédé le pas à une orthodoxie plus ou moins latitudinaire, mitigée par le biblisme, apprivoisée par la philosophie de Wolf, et qui, au lieu de s’en tenir à ses antiques formulaires, essayait de faire bon ménage avec le sentiment et avec la raison. Dans les observations dont il accompagna le premier fragment de Reimarus, Lessing constatait que depuis trente ans il s’était fait dans le sein du protestantisme un important changement, que les appellations de calviniste et de luthérien étaient tombées en désuétude, que chacun était libre d’adorer Dieu à sa façon, pourvu qu’il prît le titre de chrétien. « Nous sommes des chrétiens, des chrétiens bibliques, des chrétiens selon la raison. Nous voudrions bien voir qu’on aperçût la plus légère contradiction entre notre christianisme et la pure raison ! Tel est le langage de beaucoup de nos théologiens. » Il ajoute que ce changement n’a pas été inutile au progrès de la liberté de penser, que cependant, à voir l’arrogance avec laquelle ces chrétiens latitudinaires traitent la religion purement naturelle, il est aisé de pressentir quelle tolérance on pourrait attendre d’eux, si jamais ils devenaient tout-puissans. « Leur christianisme raisonnable est assurément tout autre chose que la religion naturelle ; il est seulement fâcheux qu’on ne sache où prendre leur raison, où prendre leur christianisme. » Et ailleurs : « Il était facile de réfuter ces théologastres qui damnaient la raison, on ne sait comment s’y prendre avec les nouveau-venus qui la bercent pour l’endormir. » Les premiers la violentaient, les seconds la subornent et la corrompent.

Lessing préférait la vieille théologie à la nouvelle, parce que la logique était le dieu de Lessing. Les esprits conséquens ont une aversion instinctive pour tous les accommodemens, pour tous les compromis, pour les réconciliations plâtrées, et ils ne peuvent se défendre d’une certaine sympathie pour toutes les doctrines conséquentes avec elles-mêmes. On peut penser ce qu’on voudra des vieux symboles du XVIe siècle ; ils ont ce caractère de grandeur qui est inhérent à tous les systèmes fortement déduits, où tout se tient, où tout s’enchaîne. Dans les choses de l’esprit, la conséquence est une vertu, la logique est l’héroïsme de l’intelligence ; mais ce n’est pas la seule raison des préférences de Lessing : la nouvelle théologie lui paraissait plus dangereuse que l’autre. Une dernière citation va mettre en lumière sa pensée et nous donner le secret de sa conduite… « Grâce à Dieu, écrivait-il à son frère le 2 février 1774, on avait fini par s’arranger avec l’orthodoxie ; on avait élevé entre elle et la philosophie un mur de séparation, derrière lequel chacune pouvait aller son chemin sans gêner l’autre. Et que fait-on aujourd’hui ? On renverse ce mur, et, sous prétexte de faire de