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aimer, pendant qu’ils sont en vie, ceux que la nature me commande d’aimer, et les regretter après leur mort aussi peu que possible. » Comment s’y faut-il prendre ? La recette de Lessing est simple : il suffit de regarder devant soi sans retourner la tête.

Les Allemands ont depuis longtemps appelé Goethe le grand païen. C’est à Lessing que conviendrait plutôt ce surnom. L’auteur de Faust avait, quand il lui plaisait, l’imagination chrétienne et même catholique. L’esprit de Lessing est hermétiquement fermé de ce côté. Il eut toujours le romantisme en aversion. Fouillez tous ses écrits, la muse du bleu n’a jamais passé par là. L’auteur de Nathan le Sage goûtait médiocrement le plus romantique de tous les arts, la musique ; il goûtait encore moins le paysage et les paysagistes. A quelqu’un qui s’attendrissait devant lui sur les charmes du renouveau : « Quant à moi, je suis las d’avoir toujours vu des printemps verts ; je voudrais, avant de mourir, voir un printemps rouge. » En fait de nature, il ne s’intéresse qu’à la nature humaine, et il la défend contre tout ce qui pourrait corrompre son intégrité ; mais peu lui importent l’ange et la bête, ces deux grandes amitiés du romantisme. Rien n’est plus propre à nous faire connaître la véritable trempe de son esprit que son jugement sur Werther ; il s’y est peint tout entier. « Pour qu’une production si brûlante, écrivait-il en 1774 à son ami Eschenburg, ne fasse pas plus de mal que de bien, ne pensez-vous pas qu’il y faudrait ajouter une petite conclusion rafraîchissante ? Que l’auteur nous indique en deux mots comment Werther en est venu à ces extrémités romanesques, comment s’en pourrait préserver tel autre jeune homme à qui la nature a donné de semblables dispositions !… Croyez-vous donc que jamais un jeune Grec, un jeune Romain, se soient ainsi ôté la vie et pour un tel motif ? Assurément non. Ces gens-là savaient se garantir autrement du fanatisme et de la passion, et du temps de Socrate on aurait à peine excusé dans une femmelette une pareille possession érotique, dont la conséquence est un véritable attentat contre la nature. Produire de tels originaux, si petits dans leur grandeur, si précieusement méprisables, ce beau résultat était réservé à l’éducation chrétienne, qui s’entend si bien à transformer en perfection morale un besoin physique. Ainsi, mon cher Goethe, encore un petit chapitre de conclusion. Plus il sera cynique, mieux il vaudra. » Qu’on décide après cela lequel des deux est le païen conséquent, de l’auteur de Werther ou de son critique.

Une autre chose est certaine et demande explication : en toute rencontre, Lessing a pris parti pour le christianisme sévère contre le christianisme libéral, pour le Christ aux bras étroits contre le Christ humanitaire, sensible ou mystique. Déjà il reprochait à