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qui le présentent aujourd’hui sur les fonts du baptême. Parmi les illustres modernes, il est toute une race qui va de Montaigne à Paul-Louis Courier et dont le caractère distinctif est d’avoir eu, si je puis ainsi parler, l’humeur et le tempérament païens. Lessing est de cette famille. Le christianisme a produit de saintes, d’adorables vertus, et il a produit aussi par contre-coup des maladies inconnues avant lui et d’effroyables subversions de la nature humaine. Tartufe, ses frères, ses demi-frères et ses cousins jusqu’au sixième degré ont été ignorés ou presque ignorés des anciens ; ils étaient à cet égard d’une merveilleuse candeur. Lessing et les hommes de sa race professent une indicible horreur pour toutes les tartuferies, une médiocre admiration pour les suaves délicatesses, pour les sublimes raffinemens de la vertu chrétienne ; ils estiment que le sublime se paie, que tout raffinement est une corruption commencée ; en fait de morale, ils s’en tiennent au pain bis, ils n’aiment pas les apprêts, ils veulent être sûrs de ce qu’ils mangent Personne n’eut plus que Lessing l’esprit et le cœur naturels ; l’exquis, le tendre, lui manquent ; il a des rudesses, des duretés qui déplaisent, je ne sais quoi de cru dans la façon de sentir. En revanche, malgré ses stratagèmes de guerre, il possédait, ce qui est si rare, la parfaite sincérité, l’absolue. franchise du cœur et de la plume ; point d’ajustement, rien de fardé, de frelaté ; en le lisant, on se dit : Cet homme est un homme. — Mais il se défie de tout ce qui semble dépasser l’humanité. Dans un fragment qui fait partie de ses œuvres posthumes, morceau très savant, très étudié, comme tout ce qu’il a écrit, il recherche par quels moyens s’est propagé le christianisme ; il les énumère : beaucoup de politique, l’art de capter les consciences, des symboles, des mystères, des prophéties, des livres supposés ou interpolés. Il conclut, comme de juste, que cela n’ôte rien au miracle, bien au contraire. Nulle part dans sa correspondance intime vous ne sentez le moindre souffle d’inspiration chrétienne. La douleur et la mort sont les deux pierres de touche d’un cœur chrétien. Paul-Louis Courier a composé des consolations à une mère qui semblent empruntées à Cicéron ; Lessing les eût signées, bien qu’il y eût trouvé peut-être quelque apparat. Il écrivait à Mme Koenig, quelques années avant de l’épouser : « Vous avez du chagrin, vous êtes malheureuse. Je vais vous dire tout le secret de la philosophie du bonheur : pensez à ce qui vous fait plaisir… Je tiens la mélancolie pour une maladie volontaire dont on ne guérit pas parce qu’on n’en veut pas guérir. » « Tâchons de nous bien porter ! » voilà son refrain, — et la santé, comme on l’a dit, est une vertu païenne. « Tel homme regrette après leur mort les êtres qu’il n’a pas su aimer de leur vivant, écrivait-il à son père. Je veux