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sans cesse hors de la question, il travestit et dénature les sentimens de la partie adverse, il lui fait dire ce qu’elle n’a pas dit, terrasse des fantômes et triomphe. Il en veut plus encore à Lessing qu’à ses idées ; il déblatère contre lui, prétend le convaincre d’équivoque, de sophismes, d’argumentation fallacieuse, lui reproche de raisonner de théologie en auteur dramatique, de n’avoir qu’une logique de théâtre, de dissimuler par un luxe de métaphores la pauvreté de ses raisonnemens et de s’occuper bien moins d’avoir raison que de, jeter de la poudre aux yeux des badauds. Il insinue discrètement que M. Lessing est un homme sujet à caution, léger de scrupules, il l’attend à son lit de mort ; que répondra ce beau parleur au juge souverain qui lui demandera compte de la publication des Fragmens, des désordres qu’il a suscités dans son église, de tant d’âmes infectées par la contagion de ses doutes et de ses erreurs ? Et, ne gardant plus de mesure, s’exaltant dans sa colère, il le traite de boute-feu et le recommande à l’attention particulière des autorités constituées.

A tout cela Lessing répond qu’autre chose est un pasteur, autre chose un bibliothécaire, et qu’en publiant le manuscrit anonyme il a rempli le premier devoir de sa charge. Le pasteur est un berger qui ne connaît que les herbes de sa prairie, n’estime et ne cultive. que les plantes qui conviennent à ses brebis ; le bibliothécaire est un botaniste qui court par monts et par vaux pour découvrir une plante oubliée par Linné. « Quelle joie quand il l’a découverte ! S’inquiète-t-il de savoir si elle est vénéneuse ou non ? Il pense que, si les poisons ne sont pas utiles (et qui dit qu’ils ne le sont pas ?), il est utile du moins que les poisons soient connus. » Il répond encore que le métier des lettres serait impossible, si un écrivain, avant de prendre la plume, devait s’assurer qu’il ne va pas scandaliser un faible dans la foi, endurcir un incrédule, fournir à un chenapan l’excuse dont il avait besoin pour colorer ses déréglemens. « Scandale par-ci, scandale par-là ! s’écriait-il. La nécessité brise le fer et ne connaît pas de scandale. Je dois songer à mon âme, que le monde tout entier ou que la moitié du monde s’en scandalise !… O insensés, qui voudriez bannir les tempêtes de la nature parce qu’elles ont enseveli un navire dans les sables, ou qu’elles en ont fracassé un autre contre les rochers d’une falaise ! Hypocrites, nous vous connaissons. Il ne vous soucie guère de ces malheureux navires ; autrement vous les auriez assurés ! Ce qui vous importe, c’est votre jardinet, ce sont vos petites aises et vos petits plaisirs. O le cruel ouragan ! Il a découvert la toiture de votre villa, il a secoué trop rudement vos arbres chargés de fruits, il a renversé les sept pots de terre de votre précieuse orangerie. Que vous