Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/1000

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un mot léger contre le christianisme, ce n’est pas une preuve qu’il fût chrétien. Un autre propos de l’adversaire de Goetze, me revient à l’esprit et redouble mes inquiétudes. Lessing professa toujours la plus vive admiration pour Diderot, à qui, de son aveu, il devait beaucoup, et il a dit à la louange de l’auteur de la Lettre sur les aveugles : « Diderot était l’un de ces sages qui aiment mieux amasser des nuages que de les dissiper. Lessing a fait plus d’une fois le métier d’amasseur de nuages ; il estimait que la vérité n’est pas toujours facile à démêler, ni toujours bonne à dire ; il estimait aussi que ce n’est point perdre son temps que de mettre un brouillard entre l’erreur et nous, et de prouver à un sot qui se flatte d’y voir clair qu’il a pris la nuit pour le jour. Dans sa polémique contre Goetze, a-t-il été autre chose qu’un embrouilleur de questions ? Citons encore ce qu’il disait de l’illustre auteur de la Théodicée. « Leibniz n’a fait ni plus ni moins que ce qu’avaient coutume de faire les anciens philosophes dans leur enseignement exotérique. Il laissait volontiers son système de côté et tâchait de conduire les gens à la vérité par le chemin où il les avait rencontrés. » Ce qui signifie en bon français que dans les querelles théologiques Leibniz tirait adroitement son épingle du jeu. Oui ou non, Lessing en a-t-il usé de même ? À cette question la théologie avancée d’outre-Rhin répond résolument par la négative ; elle a depuis longtemps enrôlé Lessing sous ses drapeaux, ou, pour mieux dire, il a été proclamé par elle le père du protestantisme libéral. Cette thèse vient d’être exposée et défendue par l’un des orateurs les plus écoutés du protestantisme français, M. Ernest Fontanès. Son livre intitulé le Christianisme moderne est écrit avec une chaleur entraînante et une élévation de pensée qui honore l’auteur. C’est, dans le meilleur sens du mot, un livre jeune, et, si la jeunesse est rare en littérature, on pouvait la croire impossible en théologie. On ne saurait trop recommander ce remarquable ouvrage à ceux qui veulent se mettre en règle avec la dogmatique ; les problèmes sur lesquels disputent aujourd’hui les partis religieux y sont exposés très nettement et résolus avec une parfaite sincérité. Je me demande seulement si le Lessing théologien de M. Fontanès est bien le vrai Lessing. Dans l’entraînement de ses généreuses sympathies pour ce généreux esprit, l’auteur du Christianisme moderne n’a pu résister à la tentation d’attirer le grand homme à son bord ; il lui délivre un certificat de loyauté chrétienne, et le déclare exempt de tout soupçon. Pour tout dire, je crains qu’il n’ait trop rogné les ongles de la bête fauve[1].

  1. M. Fontanès sait mieux que nous que le sort du protestantisme libéral ne dépend aucunement de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de Lessing. Les libéraux français n’en sont pas à chercher des autorités à leurs principes, et ces principes ne sont point ceux que Lessing affecta de soutenir dans sa polémique contre Goetze. Lessing disait : « On peut cesser de croire à la vérité des récits évangéliques, et nonobstant continuer de croire aux miracles et à la résurrection. » M. Fontanès et ses amis disent au contraire : « Quand il serait prouvé que le Christ n’a pas ressuscité, nous ne laisserions pas d’être chrétiens. » Le protestantisme libéral français, qui nous parait procéder en quelque mesure de Schleiermacher et surtout de l’Américain Parker, distingue nettement la religion d’avec la théologie, et ne s’approprie dans les livres saints que ce qui est propre à satisfaire les besoins de la conscience, abandonnant le reste aux. débats des critiques. Dans plusieurs discours récemment publiés, M. Fontanès a plaidé cette cause avec une véritable éloquence.