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par le jeter aux bras d’un dictateur et par l’enchaîner au service de son ambition. Il soutient que l’établissement de l’état militaire est sorti de la révolution comme son fruit naturel, et que le règne de l’armée en a été le résultat parce que la conquête en était le but. Avec la tranquille assurance du doctrinaire qui a toujours sous la main une théorie générale à l’appui d’une assertion particulière, il institue entre l’esprit de la révolution et l’esprit de conquête un rapprochement suivi qui s’achève par une identification complète de l’un et de l’autre. Le tableau qu’il fait des événemens roule tout entier sur ces deux idées, d’abord que la révolution a provoqué la guerre, qu’elle seule a pris l’offensive et qu’elle l’a prise sans nécessité, ensuite qu’elle a fait la guerre uniquement pour servir d’occasion et de prétexte à l’exécution d’un plan prémédité de longue main et parfaitement soutenu d’attaque contre la propriété. C’est le contre-pied des deux idées généralement admises jusqu’ici, que la cause immédiate de la guerre était dans les provocations de la coalition, et que les mesures d’exception prises à l’intérieur, l’extrême tension du gouvernement, s’expliquaient par les nécessités réelles ou imaginaires de la résistance. Notre éducation serait donc à refaire sur ces deux points, si les vues de M. de Sybel étaient aussi exactes qu’elles sont nouvelles.

Une question m’arrête au moment de l’examiner. Comment se fait-il que la grande, j’allais presque dire la seule question de cette histoire, semble être pour M. de Sybel de savoir qui de la France ou du reste de l’Europe a tiré le premier coup de fusil ? Son goût pour le détail des négociations diplomatiques, qui obscurcissent les choses les plus claires et prolongent à perte de vue les discussions, se donne ici libre carrière. Est-ce chez lui besoin impérieux de la vérité sur un point qui n’a rien d’essentiel ? Non, il a une autre pensée. Il faut justifier les souverains coalisés de tout dessein d’agression contre la France, il faut les défendre d’en avoir voulu un seul instant à sa liberté et à l’intégrité de son territoire, afin que celle-ci porte seule la responsabilité de cette longue guerre de vingt-trois ans et des flots de sang qu’elle a fait verser. Il faut surtout convaincre l’Allemagne que, libre ou asservie, état militaire ou foyer de la révolution, ce qui est tout un, la France est pour elle le danger permanent, et ôter à l’invasion du sol allemand par nos armées l’ombre même d’une excuse et la plus légère apparence de représailles. Le soulèvement national.de 1813 n’avait pas besoin, selon nous, de ce plaidoyer, car nous ne pensons pas qu’un peuple soit tenu d’accepter le châtiment, fût-il cent fois mérité, quand c’est la main de l’étranger qui l’inflige. M. de Sybel craint-il donc que l’Allemagne ne soit pas en sûreté, s’il n’élève entre elle et nous un rempart de rancunes et d’ineffaçables défiances ?