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juge-t-il avec une rigueur qu’il pousserait volontiers jusqu’à la raillerie, si la raillerie pouvait être le talent d’un écrivain aussi grave. Il avoue que cette idée était dans l’air, et que, sans parler du précédent fourni par le manifeste des Américains contre l’Angleterre, tout y poussait, spécialement le vœu de plusieurs cahiers qui en contenaient la proposition formelle. Privés de toute participation aux affaires, les esprits, dont il n’est pas toujours si facile qu’on le pense d’effacer la noble préoccupation de la chose publique, s’en livraient avec plus d’ardeur à la politique théorique ; tout le monde comprenait qu’un nouvel ordre de choses devait reposer sur de nouveaux principes, et l’on demandait avec instance que ces principes fussent formulés. — N’importe, M. de Sybel ne voit dans ces vœux qu’un symptôme alarmant de la maladie dont la France était travaillée, et qui consistait en ce que la nation était devenue peu à peu étrangère à ses institutions et n’avait plus pour elles le moindre attachement. Oui, c’est vrai, la France avait perdu toute foi dans le régime qu’elle subissait depuis des siècles, et c’est là certes une situation d’esprit pénible et menaçante. Il est dur pour une génération d’être amenée à la nécessité de tout dater d’elle-même : elle se voit privée par là d’une grande force et d’un frein puissant, le respect du passé : aussi n’est-ce jamais par un pur caprice qu’un peuple en arrive à rompre brusquement avec ses traditions et à désavouer son histoire. On a pu demander sans absurdité s’il y avait une constitution en France avant la révolution[1], comme si une nation pouvait vivre sans constitution, et l’on a pu répondre avec vérité qu’il n’y en avait point. Cela veut dire que la machine du gouvernement, formée de coutumes violées à chaque instant et d’envahissemens dissimulés, s’était usée à la longue, qu’entre les autorités établies et l’opinion publique il y avait un abîme, que les privilèges anciens et les prétentions nouvelles, « qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence, » éclairés par la lumière des discussions, se reconnaissaient incompatibles et avaient amené la France à un conflit inévitable. C’est ainsi que, pour se sauver elle-même, elle fut conduite à se poser avec un éclat inouï la plus terrible des questions, et se vit mise en demeure d’opter entre le maintien des droits consacrés par le temps et les exigences du droit idéal. Les entrailles de la société française furent ouvertes, pour ainsi dire, à la lumière, et tous les regards y cherchèrent avec angoisse la réponse au problème, problème redoutable assurément, et qu’on ne s’expliquerait pas qu’aucun peuple eût jamais abordé de gaîté de cœur, s’il avait pu l’éviter ; car, si les droits acquis par la faveur, le privilège ou la fraude choquent la raison, ils sont

  1. Mme de Staël, Considérations sur la révolution française, t. Ier, p. 129.