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Les deux autres étaient maître Tétard, notaire de Paris, et M. Roquevert, marchand de bois, le plus fort client de l’étude.

De prime abord, Mainfroi fut troublé à fond, mais il usa du privilège qui permet à tout homme de loi de renfermer ses émotions dans sa cravate. Il opposa une réserve courtoise à l’accueil cordial du marquis, et paya de morgue les deux beaux-frères, qui se tutoyaient déjà, comme gens qui n’en sont plus à se griser ensemble. La froideur lui coûta moins encore avec l’illustre Roquevert, qu’il avait fait condamner maintes fois au civil et qu’il attendait patiemment en police correctionnelle. On dîna comme on dîne chez ces gros gourmets de province qui envoient leur femme à la cuisine lorsqu’ils ont du monde à traiter. Les entrées succèdent aux entrées, on entasse rôti sur rôti, et les vins savamment échelonnés vont de plus fort en plus fort jusqu’à ce qu’il s’ensuive un abrutissement général.

A l’heure des faisans truffés et du vieux vin de l’Ermitage, les caractères et les intérêts commencèrent à se dessiner aux yeux de Mainfroi. Le marquis s’épanouissait en luron dans un contentement égoïste. Il avait enchaîné sa terre à son nom par acte authentique, il s’était débarrassé de sa fille, il allait enfin vivre à sa guise, sans devoirs à remplir qu’envers lui-même, maître de son revenu, de sa personne et de ses affections qu’on flairait tant soit peu roturières. Le gendre était un petit viveur de Paris, quelque peu fatigué par les clubs, les restaurants nocturnes et le reste, assez joli garçon, assez brave, assez ignorant, assez fat, assez gai, original en résumé comme la dix millième épreuve d’une gravure de modes. Mainfroi crut entendre que ce jeune homme se mariait surtout pour obéir à un oncle riche, qu’il ne comptait pas se ranger, mais reprendre au plus tôt ses habitudes de sport et d’Opéra. Le vicomte parlait savamment du corps de ballet : il semblait être de moitié dans une écurie à moitié connue, et courir le steeple-chase de temps à autre pour disputer la moitié d’un prix. S’il déplut à Jacques Mainfroi, point n’est besoin de le dire. Un tel homme était sur le point d’épouser Marguerite, et il parlait de tout, excepté d’elle ; il ne daignait pas même jouer la comédie élémentaire de l’amour heureux ! Quant à M. Gérard de Vaulignon, il débuta par faire pitié à Mainfroi. Moins grand, moins beau, plus épais que son père, visiblement dégénéré en tout, il offrait par surcroît quelques symptômes de dégradation personnelle. On devinait en lui l’homme qui rougit de sa femme et qui voudrait la cacher au monde, mais qui se console à huis clos par les vulgaires satisfactions du bien-être et parle plaisir de faire une grosse maison. Bon diable au demeurant, cordial