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Mainfroi ne répondit qu’en ouvrant des yeux énormes.

« Vous ne comprenez pas ? reprit M. de Vaulignon. Je vous demande confidentiellement si toutes ces lois antisociales que la révolution nous a mises sur le dos ont quelques chances de durer autant que moi ?

— Monsieur, dit Mainfroi, nous ferons bien de raisonner comme si elles étaient éternelles ; c’est l’hypothèse la plus prudente.

— Oui ? Hum ! On voit pourtant assez de nouveautés mauvaises pour qu’il ne faille point désespérer des bonnes. Mais vous avez raison, mieux vaut mettre les choses au pis et se garder en conséquence. Monsieur Mainfroi, je n’ai qu’un fils, il est tout mon portrait, il a mes sentiments, mes idées, mes goûts ; en trois mots il me continue. Si vous pouviez le voir, l’épieu en main, face à face avec un vieux solitaire, vous comprendriez mes préférences pour ce gaillard-là. Quand je l’ai marié à cette petite Bavaroise, je lui ai donné le villard des Trois-Laux, jouxte le grand taillis de Vaulignon ; c’est la fine fleur de mon bien, on m’en offrait un million en 43 ! Ça rapporte cinq pour cent, impôts payés ; il est vrai que je suis le fermier de mon fils et que je ne m’épargne pas à la peine. Gérard, le comte, vit sur ses terres, en Allemagne, neuf mois de l’année : mais il passe l’hiver sur les nôtres. Je l’ai au château depuis la Toussaint avec femme et enfants, trois garçons et deux filles ! Ah ! c’est un homme ! Je veux lui laisser tout, le plus tard possible, s’entend ; mais, lorsqu’on a passé la soixantaine, il faut compter avec la mort. Le château et les bois ne sauraient tomber en plus dignes mains ; il aime ce domaine, il ne s’en défera point, il le transmettra à son fils aîné, et les choses resteront à jamais dans l’ordre établi par la Providence. La terre de Vaulignon ne doit appartenir qu’à un Vaulignon. Avouez, monsieur, qu’il serait impie de séparer ce que Dieu a uni.

— Or, vous avez d’autres enfants, n’est-il pas vrai ?

— Moi ? Pas du tout ! je n’ai qu’une fille. »

À cette exclamation naïve, le jeune homme se départit un peu de sa gravité. Il répondit en riant : « Eh mais ! c’est beaucoup mieux que rien.

— Au point de vue du cœur, certainement. Me prenez-vous pour un père dénaturé ? J’aime ma fille, monsieur, mais il s’agit ici d’une question sociale.

— Eh bien ! dans la société française en 185…, la loi ne permet pas qu’on sacrifie un sexe à l’autre.

Votre loi est une bourgeoise, et nous sommes gens de condition, sacrebleu ! Que serait-il advenu de ma terre et de mon nom, je vous le demande, si depuis sept cents ans nos cadets et nos filles