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avait à un si rare degré le don de concentrer les forces multiples de sa prodigieuse intelligence sur toute affaire où sa passion était engagée, avait aussi l’heureuse faculté de s’en désintéresser pour ainsi dire à volonté quand cela était nécessaire. Rien ne lui coûtait moins que de laisser dormir pour un temps, sauf à les reprendre plus tard avec une nouvelle ardeur, les questions auxquelles il ne pouvait plus mettre utilement la main. Il ne lui déplaisait même pas qu’on le soupçonnât de les avoir entièrement oubliées. On chercherait en vain dans la correspondance si nombreuse et si détaillée que d’Allemagne Napoléon entretenait avec ses ministres à Paris, ses généraux, ses agens de toute sorte, une seule instruction donnée, le moindre mot ayant trait à ses récens démêlés avec le saint-siège. Il semble qu’il n’y ait plus de pape à Rome, de légat à Paris, de ministre de France auprès du saint-siège, de cardinaux ni d’évêques nulle part. On trouve seulement un petit billet laconique, en date du 9 octobre 1806, adressé par l’empereur à M. de Thiard, son ministre en Saxe, pour qu’il ait à dire à Mgr Arezzo, évêque de Séleucie, de se rendre immédiatement à Berlin. Qu’avait à faire l’empereur d’un évêque de Séleucie ? Il y a là tout un petit épisode de la vie de l’empereur assez curieux et assez ignoré pour que nous ne craignions pas d’entrer à ce sujet dans quelques détails.

Les journées d’Iéna et celle d’Auerstadt avaient décidé pour toujours, on le croyait alors, du sort de la monarchie prussienne. Pas un bataillon ne restait sur pied de ces troupes fameuses jadis formées par le grand Frédéric, qui avaient excité depuis soixante ans la terreur de la vieille Europe, dont tous les hommes du métier ne parlaient qu’avec une sorte de superstition, et sur lesquelles s’étaient modelées toutes les armées du continent. L’effet produit tant en France qu’au dehors par la victoire si soudaine, si incontestée, si complète, que les généraux français et leur glorieux chef venaient de remporter sur les descendans des vainqueurs de Prague et de Rosbach, serait aujourd’hui impossible à décrire. A Paris, les militaires de l’ancien régime, qui depuis longtemps déjà suivaient d’un œil étonné les succès continus du nouveau chef de la nation française, n’en pouvaient revenir. Tant que l’empereur n’avait pas battu les Prussiens, il n’avait rien fait. Cette fois une certaine joie patriotique se mêlait à leur surprise, et dans les salons les plus hostiles du faubourg Saint-Germain on les avait entendus se répéter en s’abordant les uns aux autres : « Ah ! monsieur, qu’il est dommage que ce ne soit pas le souverain légitime ! » Cet enivrement qu’il avait communiqué à la France entière, Napoléon, au lendemain d’Iéna, pendant qu’il occupait à Berlin, dans le palais du roi fugitif les appartemens autrefois habités par Frédéric, le