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conquête. » Il est très clair que le mouvement unitaire, aujourd’hui plus impétueux que jamais, ne s’arrêtera pas devant une frontière qui semble avoir été tracée seulement pour arrêter l’ambition conquérante de la Prusse, et non pour empêcher le sud de suivre son impulsion spontanée. il est intéressant de connaître quels sont les adversaires de l’unification complète. Ce sont précisément tous les partis extrêmes. Au nord, le parti féodal, dont la Gazette de la Croix est l’organe, craint une union intime avec le sud, parce que le génie prussien, le Preussenthum, c’est-à-dire l’esprit d’ordre, de subordination, de respect pour la royauté et la religion, se perdrait dans les masses méridionales, animées de tendances démocratiques ou ultramontaines. Le roi Guillaume semble être partagé entre des appréhensions du même genre et le désir, comme le disait récemment son fils au vingt-cinquième anniversaire de la reprise des travaux de la cathédrale de Cologne, « de poser la dernière pierre de l’édifice auquel on travaille depuis si longtemps. » Guillaume Ier doit être dans la situation de Victor-Emmanuel, qui, lui non plus, n’a pu voir sans regret son honnête et dur petit Piémont se noyer dans la grande et molle Italie. Quant à M. de Bismarck, il n’est nullement impatient de hâter cette réunion de tous les peuples allemands, du moins il le dit[1], et on peut le croire, car il est certain que le parti libéral recevrait du sud un si puissant renfort, que toute tendance absolutiste viendrait se briser contre une majorité énorme et compacte. Seulement le chancelier fédéral ne peut, sous peine de compromettre son prestige et son influence, manifester cette crainte, ni même montrer la moindre hésitation à recevoir le

  1. Un journal anglais, le Daily Telegraph, publiait récemment le récit d’une curieuse conversation entre son correspondant et M. de Bismarck, « Je crois à la paix, disait celui-ci, parce que jamais la Prusse n’attaquera la France, et que la France, de son côté, comprendra que l’unité allemande, même tout à fait complétée, ne peut inquiéter ni son orgueil national, ni sa position continentale. Notre attitude est toute passive ; nous ne menaçons, nous ne contraignons, nous n’influençons même personne. Si le sud gravite vers nous, croyez-le bien, c’est par un mouvement naturel, et que nous n’avons provoqué par aucune manœuvre. Nous ne repousserons point nos frères, s’ils arrivent vers nous les bras ouverts, mais nous ne demandons rien ; nous pouvons rester dans l’état actuel dix et vingt ans, si l’Allemagne veut nous laisser tranquilles. Nous avons arrêté tant que nous avons pu le mouvement d’agglomération. Nous souhaitons la prospérité de l’Autriche. Je ne crois pas, nul homme raisonnable ne croira à l’existence d’une alliance franco-autrichienne suscitée contre nous par l’empereur Napoléon, ainsi que le prétendent les malintentionnés. L’Autriche ne peut pas faire la guerre à l’Allemagne, car c’est l’élément allemand qui forme le ciment qui tient encore réunies les parties de ce gigantesque édifice. » Il peut paraître naïf d’attacher quelque importance à ce que dit un homme d’état ; cependant tous ceux qui ont approché M. de Bismarck vantent sa franchise aisée et humoristique. Le mérite, il est vrai, n’en est pas grand, car le chancelier fédéral a ce bonheur de n’avoir rien à craindre de la vérité qu’il fait connaître.