Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/327

Cette page a été validée par deux contributeurs.
323
LES DÉLATEURS.

Dans ce monde confus, quelques figures ressortent. Il y avait notamment parmi les délateurs de Tibère le plus grand orateur de Rome en ce moment ; c’était un de nos compatriotes, Domitius Afer, né dans la colonie de Nîmes. Il faisait partie de ce groupe de beaux parleurs, d’avocats habiles, les Montanus, les Julius Africanus, que la Gaule envoyait à Rome vers la fin du règne d’Auguste en même temps que les Sénèque et les Porcius Latro y venaient de l’Espagne. Ses débuts furent pénibles ; il resta longtemps pauvre et inconnu, quoiqu’il ne fût pas scrupuleux sur les moyens de faire fortune et qu’il prît beaucoup de peine pour arriver. Il était pourtant préteur à quarante ans, mais il avait la conscience que sa réputation ne répondait pas à son talent ; il lui fallait un coup d’éclat qui attirât sur lui l’attention publique. Comme il n’avait rien à ménager, il se fit délateur, et comme il voulait frapper fort pour son début, il prit soin de bien choisir sa victime. Il connaissait la haine que portait Tibère à tous ceux qui s’étaient attachés à la famille de Germanicus ; pour le servir à souhait, il accusa Claudia Pulchra, la parente et l’amie la plus chère d’Agrippine. Il lui reprochait une vie déréglée, un commerce adultère avec Furnius, des maléfices et des enchantemens contre le prince. L’affaire fit grand bruit. Tout le monde comprenait qu’en attaquant Claudia on voulait frapper son amie, et que c’était la querelle d’Agrippine et de Tibère qui s’engageait ; la ville entière était attentive au débat. Afer, qui savait qu’il jouait d’un seul coup sa réputation et sa fortune se surpassa ; jamais il n’avait parlé avec tant d’éloquence ; « ce fut, dit Tacite, comme une révélation de son génie. » Tibère, qui n’était pas complimenteur, daigna faire son éloge, et il ne fut plus question que de lui dans Rome. Il arriva donc tout d’un coup à la richesse et à la gloire ; il est vrai que quelques années plus tard il faillit payer cher ce triomphe. Caligula ne pouvait pas aimer un homme qui s’était montré avec tant d’éclat l’ennemi de sa mère. Afer, qui le sentait bien, essaya de le désarmer par ses flatteries ; mais les flatteries ne réussissaient pas toujours avec ce tyran fantasque, et il lui arrivait de prendre pour des insultes les complimens qu’on lui faisait. Afer lui avait élevé une statue avec une inscription qui rappelait qu’à vingt-sept ans il était consul pour la seconde fois. Caligula prit fort mal cet éloge ; il affecta d’y voir une allusion désobligeante à sa jeunesse et un souvenir de la loi qui défendait d’être consul à cet âge. Pour se venger, il arriva au sénat avec un beau discours qu’il avait longuement préparé, car il se piquait de bien parler, et il s’était mis en frais pour lutter contre le plus grand orateur de ce temps. Afer était perdu s’il avait songé à se défendre : il s’en garda bien. Prosterné aux pieds du prince, comme s’il avait été foudroyé par son