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occupation n’était-elle point sans péril, si l’on y réussissait. Toute espèce de supériorité inquiétait l’empereur. Caligula voulut faire mourir Sénèque parce qu’il avait bien parlé devant lui. Heureusement une de ses maîtresses, qui avait sans doute quelque raison de protéger le jeune philosophe, lui persuada qu’il était très malade et qu’il ne valait pas la peine de le tuer. Il n’était permis alors que d’être médiocre ; on regardait le talent comme un crime aussi irrémissible que la vertu, et le seul moyen de se le faire pardonner, c’était de le mettre au service du prince. On se faisait délateur, et l’on accusait les autres pour n’être pas soi-même accusé.

D’ordinaire cette résolution coûtait peu à prendre, et les jeunes gens s’y résignaient vite ; c’était encore l’effet de leur éducation. On ne s’occupait pas chez les rhéteurs d’enseigner la morale et de fortifier les caractères ; il n’était question que de bien parler. L’élève apprenait à défendre les coupables aussi bien qu’à sauver les innocens ; toutes les matières étaient indistinctement traitées, et comme on n’attachait de prix qu’à la difficulté vaincue, plus la cause était mauvaise, plus on trouvait glorieux d’y réussir. Les élèves quittaient leurs maîtres avec une certaine aptitude à parler sur tous les sujets et une tendance secrète à préférer les plus scabreux, qui faisaient bien plus briller leur talent. Il est probable aussi qu’alors comme aujourd’hui les bruits du dehors pénétraient souvent dans l’école, et qu’après avoir suffisamment étudié Cicéron on s’occupait un peu des orateurs contemporains. Or les orateurs en renom de cette époque, c’étaient les délateurs. Eux seuls avaient la parole ; l’accusé ne prenait guère plus la peine de se défendre. C’était donc l’éloquence des délateurs qui transportait toute cette jeunesse éprise de beau langage ; elle lisait avec passion leurs discours, elle en retenait et en répétait les plus beaux passages, elle en admirait les traits hardis et les insinuations adroites. Les maîtres, quand ils sortaient de l’époque classique et daignaient s’occuper du présent, choisissaient chez eux leurs exemples. Quintilien lui-même, si sage, si réservé, cède quelquefois à cet usage général, et il lui arrive de proposer à ses élèves d’étranges modèles. Un des orateurs qu’il admire le plus, Julius Africanus, avait été envoyé par la Gaule pour complimenter Néron sur la mort de sa mère ; naturellement il acceptait le récit officiel qui racontait qu’Agrippine, convaincue d’avoir eu de mauvais desseins sur son fils, s’était tuée, et que Néron ne pouvait pas s’en consoler. « César, lui disait-il, votre province de Gaule vous prie de supporter votre bonheur avec courage. » Quintilien est ravi de cette phrase ; il fait ressortir tout ce qu’elle a de piquant et d’imprévu : supporter son bonheur avec courage ! cela ne s’attend pas du tout, comme dit Philaminte. Sé-