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LES DÉLATEURS.

grandes qualités ; mais les services qu’il rendait ne le sauvèrent pas d’une disgrâce. Il est assez difficile de savoir de quelle faute il s’était rendu coupable ; ce qui est probable, c’est que sa grande fortune l’avait enivré. L’Égypte a de tout temps été un pays d’esclaves ; on y avait l’habitude depuis les pharaons d’adorer le maître, quel qu’il fût. Les Grecs, qui étaient survenus, n’avaient rien changé à ce fonds de servilité ; ils s’étaient contentés de donner à l’adulation un tour plus piquant, ce qui la rendait plus dangereuse pour celui qui en était l’objet. Toutes ces flatteries donnèrent à Gallus le vertige ; il se laissa rapporter à lui-même l’honneur du bien qu’il faisait, crime impardonnable sous une monarchie absolue ; il permit qu’on lui élevât des statues, et qu’on gravât son nom sur les pyramides ; dans le secret et la familiarité, quand il ne se croyait entouré que d’amis, il laissa échapper des mots imprudens. Parmi ceux qui l’écoutaient, il y avait un traître. L’empereur fut averti ; Gallus, rappelé d’Égypte, reçut l’ordre de ne plus paraître au palais ; tout le monde se déchaîna contre lui ; le sénat fit du zèle, poursuivit l’affaire, et condamna le malheureux à l’exil. Gallus, désespéré, se tua. Auguste, qui n’était pas à Rome, affecta de pleurer son ami quand il le sut mort, et sembla se plaindre qu’on eût été trop sévère, ce qui ne l’empêcha pas de remercier avec effusion le sénat, « qui s’était montré si touché de ses injures. » — Voilà la première représentation d’une comédie qui s’est jouée pendant tout l’empire : tous les personnages y sont, tous les incidens s’y trouvent, la trahison de l’ami, le zèle et la lâcheté des juges, la fausse modération du maître. Tibère n’aura rien à imaginer de nouveau, et c’est à Auguste qu’on doit faire honneur de l’invention.

Il est vrai de dire que, sous son règne, ces scènes furent assez rares ; au contraire elles se reproduisent très souvent après lui. Quand on connaît Tibère, il est facile de voir pourquoi la délation devint alors une institution régulière et l’un des principaux moyens de gouverner. Jamais prince n’eut plus que lui le désir de ne pas se compromettre. Il agissait le moins qu’il pouvait par lui-même et n’exerçait son pouvoir qu’en le cachant. Comme il ne voulait pas paraître ouvertement dans les vengeances qu’il exerçait, il avait besoin des délateurs pour atteindre ses ennemis et les traduire devant le sénat : les délateurs étaient donc un rouage nécessaire dans ce gouvernement hypocrite. S’il ne fut pas le premier à les employer, au moins mit-il merveilleusement en relief les services qu’ils peuvent rendre à un prince qui veut disposer de toutes les fortunes et de toutes les vies sans en avoir l’air. C’est ce qui fait que dans notre pensée ils ne se séparent pas de Tibère.

Mais ici les objections s’élèvent de tous côtés. Est-ce Tibère qui s’est servi des délateurs ou les délateurs qui ont égaré et entraîné