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LES DÉLATEURS.

règne d’Auguste qu’on les trouve appelés pour la première fois des délateurs. Ils étaient alors très occupés. Sans parler de ceux qui poursuivaient les infractions aux anciennes lois, les lois nouvelles leur donnaient beaucoup à faire. Auguste avait pris des mesures rigoureuses contre les gens qui ne voulaient pas se marier. À son instigation, les délateurs s’introduisaient dans les familles pour voir si tout y était en règle, et si ces mariages qu’on avait contractés pour avoir l’air de se soumettre à la volonté de l’empereur étaient bien sérieux. Ce fut un grand tourment pour cette époque que cette inquisition intérieure, et Tacite a raison de dire qu’après avoir souffert du mal on souffrit du remède, utque antehac flagitiis, ita tunc legibus laborabatur ; mais, comme autrefois, c’était encore le délit politique que les délateurs exploitaient avec le plus d’avantage. Ceux qui se sentaient faits pour les premiers rangs avaient dans leurs mains un moyen facile d’y arriver vite ; au lieu de perdre leur temps à poursuivre la foule des avocats cupides ou des célibataires obstinés, ils accusaient devant le sénat les ennemis du prince d’après la loi de majesté.

Cette loi célèbre, qui est coupable d’une partie des crimes de l’empire, datait aussi de la république. Elle punissait de mort quiconque était convaincu d’avoir nui à la grandeur ou à la dignité du peuple romain (quicumque amplitudinem dignitatemque populi romani lœsisse arbitrabatur, is majestatis convictus putabatur). Cette formule vague avait l’avantage, à chaque crise politique, de permettre au parti vainqueur d’atteindre tous ses adversaires. Aussi était-ce l’habitude qu’on la maudissait quand on était vaincu, et qu’on s’en servait dès qu’on était victorieux. Sylla surtout en avait fait beaucoup d’usage, et par une interprétation habile il avait trouvé moyen de l’étendre aux paroles comme aux actions[1]. L’empire en apparence ne changea rien à la loi de majesté ; le texte en resta le même, mais les effets en devinrent tout différens. L’empereur s’était substitué partout au peuple. « César, dit Sénèque, est si profondément entré dans la république qu’on ne peut plus les séparer. » Il en profita pour appliquer à sa sûreté et à sa grandeur propres les lois qui protégeaient la grandeur et la sûreté de la république. On devine les conséquences de cette substitution. Les choses sont d’ordinaire bien moins exigeantes que les personnes : quand l’état était tout le monde, il ne sentait pas aussi souvent le besoin de se défendre et de se venger ; lorsqu’il fut devenu un homme, tout lui fit peur. Ajoutons que cet homme est

  1. Cette innovation de Sylla n’avait pas laissé beaucoup de traces dans le souvenir des Romains, puisque Tacite l’attribue à Auguste. Cependant un texte formel de Cicéron ne permet pas de douter qu’en punissant les libelles scandaleux au nom de la loi de majesté Auguste n’ait fait que suivre l’exemple de Sylla.