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pourtant d’être juste une bonne fois et de reconnaître la différence qui existe entre ces lanternes magiques abrutissantes qu’on appelle grossièrement des pièces à femmes et la mise en scène intelligente d’un ouvrage chorégraphique exécuté par des sujets de premier ordre. Mlle Adèle Granzow joue cette fois le rôle de la Médora du poète, créé jadis par la Rosati, et s’y montre par momens très pathétique, bien que chez elle la pantomime ne tienne que la seconde place. Comme danseuse, c’est un talent exquis. Elle a des évolutions aériennes, des parcours à travers la scène qui défient les plus brillans souvenirs, s’enlève d’ensemble avec un velouté d’oiseau de nuit, et jamais on n’a vu de jolis bras mieux danser. Plus savante sans doute et d’une personnalité plus prononcée, la Mourawiew n’avait pas cette grâce accomplie. En revanche, les pointes de la Mourawiew restent un secret pour tout le monde, et pour sa compatriote Adèle Granzow plus encore que pour la Fioretti, une Italienne toute phosphorescente de verve et de gentillesse, et qui, sur ce terrain, dame le pion à l’école russe. — A tous les points de vue, on a donc bien fait de reprendre le Corsaire. L’action en est pittoresque, amusante, et la musique aussi. Adam excellait dans ce genre de partitions à grand spectacle, improvisant, maraudant, transcrivant d’une plume cursive les idées des autres pêle-mêle avec les siennes. Il y a de tout dans ce capharnaüm, où les ponts-neufs s’emmagasinent à côté de perles mélodiques de la plus belle eau. Fait assez curieux, ce compositeur, d’un goût volontiers trivial et qui dans ses opéras n’échappe au bourgeois que par le populaire, Adam, quand il écrit de la musique de ballet, touche à la poésie. Dans Giselle par exemple, il y a le clair de lune. Qui n’a retenu cette phrase ravissante dont la mélancolie si bien vous dépayse qu’on se croirait en plein Mendelssohn. J’en dirai autant de la partition du Corsaire. Sans parler de la distribution chorégraphique excellemment comprise, des récits et des pas toujours bien réglés selon les convenances du sujet, vous rencontrez à chaque instant dans le dialogue des inspirations d’une grâce délicieuse, et pour en citer une au hasard, cette phrase du cor au second acte, tout épanouie et qu’on voudrait entendre moduler par un Vivier. Trois maîtres français, Hérold, Adam, M. Auber, ont composé des ballets qui resteront des œuvres musicales. La Belle au bois dormant, la Somnambule, complètent le cycle du chantre de Marie et du Pré aux Clercs ; Giselle ouvre une veine que chez Adam on ne retrouve nulle part ; je me trompe, un de ses opéras, un seul, a cette note, Giralda. Très peu de gens lui en ont tenu compte, étouffée qu’elle était sous des qualités d’un ordre moins élevé, et qui devaient en somme faire la popularité de son répertoire. En 1840, nous le vîmes à Berlin, écrivant la partition des Hamadryades, le premier en date de ses ballets. Ce fonds courant, inépuisable qu’il avait, le servait beaucoup en ces occasions. Affairé, enfiévré, il se plaignait d’être atteint d’une sorte d’hystérie musicale qui le forçait à produire bon gré mal gré, sans relâche. Qu’une inspiration ainsi surmenée eût des défaillances, quoi de plus naturel ? Pourtant, dans cette série d’œuvres hâtives, la somme de motifs bien venus dépasse encore celle des redites. Pour écrire un ballet, il faut soi-même aimer la danse, art charmant où la statuaire et la musique confondent leurs lignes et