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demi-jour du foyer domestique dont le mystère convient au drame. La maison où la scène se passe est celle d’un patricien de Corinthe, maison ouverte à toutes les discussions libres et que fréquentent, en même temps que les partisans d’un passé qui s’écroule, les sectateurs de l’idée qui va régénérer le monde. Démostrate et sa femme, sans l’avouer pourtant et sans en afficher trop haut les pratiques, se sont convertis, au christianisme, ce qui ne les empêche pas d’être en rapports d’intérêt et d’amitié avec les hommes de l’ancienne foi, beaux esprits, philosophes et préfets de l’empereur romain. Dans cette famille honnête, libérale, aimée de tous, le désespoir est venu s’abattre. La fille de Démostrate et de Charito, Philinnium, est morte récemment, morte sans revoir le fiancé qu’elle adorait, car depuis deux ans Machates, altéré de science, parcourt le monde et visite les sanctuaires de l’Égypte à la recherche d’une vérité dont la soif le tourmente. « L’ardeur de connaître est ce qui donne à l’homme sa dignité, et même alors qu’il erre à la poursuite du vrai, les dieux ne l’en aiment pas moins ! » En deux années, que de changemens accomplis ! Depuis qu’il a quitté cette maison pour n’y plus rentrer qu’en époux, une croyance étrangère a grandi, se dressant comme un mur entre lui et sa nouvelle famille. La pauvre trépassée, elle aussi, a cru au dieu nouveau, et ses beaux yeux, avant de s’éteindre, ont versé bien des larmes sur l’erreur de l’ami voyageant aux pays lointains et demandant aux morts la sagesse, — du cher fiancé égaré auquel pourtant par-delà le tombeau elle est restée fidèle. « Où l’amour unit, là ne peut la croix séparer[1]. »

Cependant un jour, inopinément, Machates revient. On le voit, sans être attendu, franchir le seuil de ce toit où l’amour le ramène. De tant de chemin parcouru, de tabernacles interrogés, de papyrus déchiffrés, la seule vraie science qu’il rapporte, c’est son amour, « Malheur au faible cœur en qui cette flamme peut s’éteindre, maudit cent fois soit l’ouragan qui ravage l’autel sur lequel brûle ce feu sacré qui fait l’homme pareil aux dieux et maintient l’univers ! Les prêtres égyptiens ont un oracle qui prétend que, le jour où s’écroulerait le Sérapéum, s’écroulerait aussi le monde. Le sanctuaire universel, celui qu’il faut défendre et fortifier au prix de toutes les douleurs, de tous les sacrifices, c’est l’amour ! J’aime Philinnium, par elle je puis, non pas seulement vivre heureux, mais vivre, et, si ce beau destin m’était ravi, je voudrais m’enivrer de ma peine jusqu’à mourir ! » Témoin de cette effusion passionnée, le père se refuse de porter si à l’improviste le coup suprême à l’infortuné fiancé en lui révélant toute la vérité. La mère aussi et la nourrice consentent à se dépouiller un moment de leurs habits de deuil, il sera toujours assez tôt pour les reprendre. On remet au lendemain. En attendant, d’étranges pressentimens s’emparent de l’âme du jeune homme. Les réponses douloureusement évasives de la mère, un sanglot mal étouffé de la nourrice, un mot de la conversation du père, « la plus belle moitié de l’amour n’est pas de ce monde, » et surtout ce funèbre suintement contre lequel rien ne prévaut dans une maison où la mort a naguère mis le pied, font

  1. Goethe, la Fiancée de Corinthe.