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détachement d’hommes de la compagnie. On peint sous les couleurs les plus sombres les difficultés du versant occidental des Montagnes-Rocheuses. Les plus grands fleuves y coulent comme des torrens de montagnes entre des rives à pic ; il est impossible d’en suivre les bords, il est impossible de se livrer au cours des eaux au milieu de rochers, de rapides ou de tourbillons. Il serait insensé de songer à traverser la forêt. Les arbres ont trois cents pieds de hauteur, dix, vingt et trente pieds de tour, les troncs sont serrés les uns contre les autres, et les débris accumulés par les siècles s’élèvent plus haut que l’homme. Personne à Edmonton ne veut accompagner l’expédition, sauf un demi-sang nommé Baptiste, qui portait le surnom d’Assiniboine à cause de la tribu indienne de sa mère. Chacun, il est vrai, le reconnaissait pour le plus habile chasseur et le plus intrépide voyageur du pays ; mais l’explosion d’un fusil lui avait fait perdre l’usage d’un bras, et à la suite d’un meurtre le missionnaire l’avait excommunié. Cet homme, le seul qui se fût offert, mettait de plus à son engagement une singulière condition, celle d’emmener avec lui sa femme et son fils, âgé de treize ans. Comme si ce n’était point assez d’une femme et d’un enfant, on s’était embarrassé d’un vieillard, Irlandais de naissance, qui avait été journaliste aux Indes, précepteur à la Nouvel le-Orléans, et qui depuis un an languissait au fort Edmonton, sans savoir comment il y était venu ni comment il en pourrait sortir. Les conseils de la sagesse, les avertissemens de l’expérience, ne purent vaincre le parti-pris. Parler d’impossibilités à des gens qui se proposent de faire ce que personne n’a encore osé tenter, c’est exciter plutôt que décourager leur ardeur. Une troupe de soixante émigrans avait passé l’année précédente par Edmonton pour se rendre directement au Cariboo. Étaient-ils arrivés ? étaient-ils morts ? On l’ignorait ; dans tous les cas, ils avaient dû tracer un sentier, et c’était autant de peine épargnée d’avance. Un mois auparavant, cinq mineurs avaient suivi la même route ; ne pourrait-on pas les rejoindre et ainsi accroître ses forces ? Toutes les objections sont écartées. La troupe se compose de deux Européens valides, d’un Indien manchot, d’une femme, d’un enfant et d’un vieillard. On a douze chevaux, six de selle et six de bât, et l’on emporte avec soi quatre cents livres de farine, deux cents livres de pemmican, c’est-à-dire de viande de bison desséchée, réduite en poudre et mêlée à la graisse de l’animal, du thé, du sel, du tabac, des couvertures, des ustensiles de ménage, des munitions de chasse et trois cognées. C’est avec d’aussi faibles ressources et dans les conditions les plus défavorables que le 3 juin 1864 lord Milton et M. Cheadle se mettent en route pour atteindre le Cariboo, centre des exploitations aurifères de la Colombie anglaise. On devait passer par Jasper-House, comptoir de la Compagnie de la baie d’Hudson