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monopole des fourrures contre les trafiquans interlopes. Souvent les tribus indiennes se font la guerre. Les demi-sang prennent part à tous les conflits indiens, et y apportent la supériorité que leur donne une faculté d’endurance égale à celle des Indiens, unie à la force musculaire des Européens. Le fort Garry n’est pas une jeune colonie ; c’est un vieux comptoir qui résiste à une transformation nécessaire. Le gouvernement de la compagnie aurait été depuis longtemps renversé, si un gouvernement qui tient sous clé toutes les provisions et peut réduire sans jugement les récalcitrans à la famine n’était le plus fort des gouvernemens. Il a pour lui les demi-sang, les Indiens, tout ce qui porte le fusil ; il a contre lui les fermiers, les colons, tout ce qui manie la charrue.

Il est triste de penser que toute cette race de chasseurs, Canadiens, demi-sang et Indiens, soit destinée à disparaître. Bientôt peut-être n’entendra-t-on plus sur les bords de la Rivière-Rouge les bateliers chanter les vieux noëls du pays de France. Le lourd colon aura retourné les prairies et défriché les bois. Au lieu de la forêt toujours nouvelle et toujours la même, on aura des villes avec des rues tirées au cordeau. En attendant que l’œuvre s’accomplisse, celui qui veut courir les aventures dans le far west doit s’associer pour compagnons des hommes qui aient dans leurs veines quelques gouttes de sang français. Aussi lord Milton et M. Cheadle prirent-ils à leur service quatre demi-sang canadiens, dont le chef, appelé La Ronde, était tout à la fois un voyageur intrépide, un habile chasseur et un grand perceur de cœurs. On acheta six voitures, tout en bois, parce que celles où il entre du fer sont impossibles à réparer dans la forêt ; on se procura des chevaux de sellé, des chevaux de trait, des chevaux de relai, et l’on se mit en route vers le fort Carleton, pour se rapprocher de cinq à six cents milles du pied des Montagnes-Rocheuses.

L’automne canadien brillait dans sa splendeur. Le pays qu’on parcourait était un pays ondulé, parsemé de lacs et couvert de bouquets de bois. Sur les lacs s’ébattait une foule d’oiseaux d’eau prêts à prendre leur vol vers le sud ; les perdrix se levaient à chaque pas dans la prairie. Le trajet du fort Garry au fort Carleton fut une longue partie de plaisir. A peine arrivés au fort Carleton, les voyageurs apprennent qu’on avait vu les bisons à deux journées de marche vers le sud. L’attraction est trop forte pour y résister. On retarde de quelques jours les préparatifs de l’hivernage, et, lassant le gros bagage en arrière, on s’en va camper du côté où les bisons ont été aperçus. La Ronde est envoyé à la découverte ; il reconnaît les bisons. On serre les sangles des chevaux, on visite les gourmettes, et l’on s’avance sur une seule ligne avec La Ronde au centre. Les bisons étaient çà et là, paissant par groupes l’herbe