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Nicolas de Pise et Giotto se souvenaient de leurs devanciers, comme Phidias, pour créer ses incomparables chefs-d’œuvre, s’était aidé des découvertes déjà faites, comme Michel-Ange lui-même devait soumettre sa fière fantaisie à l’autorité des enseignemens et des exemples antérieurs. L’histoire de l’art, telle qu’elle est écrite dans les œuvres des maîtres, n’est que le développement sous des apparences diverses d’un petit nombre de vérités fixes, d’axiomes, de principes immortels comme les besoins de l’intelligence humaine. Que l’application de ces principes soit astreinte à un progrès incessant, que l’immobilité en pareil cas devienne le signe de la décadence, — rien de plus vrai. Toujours est-il que le perfectionnement ne saurait porter que sur les modes d’expression. Il n’est pas plus possible de changer en ceci le fond des choses qu’il ne le serait d’inventer pour le corps des formes nouvelles ou de nouveaux sentimens pour le cœur. Comment après tout demander à l’art plus de variété qu’à la nature, qu’on n’accusera pas pourtant de monotonie parce qu’elle reproduit obstinément les mêmes types, et qu’elle impose les mêmes passions aux générations d’hommes qui se succèdent ? L’art consiste précisément à diversifier par les nuances, par l’interprétation, par l’originalité du sentiment et du style ce(te éternelle et implacable uniformité. Dans de telles limites, son domaine est assez vaste encore et sa tâche assez belle pour contenter les plus hautes ambitions.

Que les artistes donc laissent dire, sans s’émouvoir, de leurs paradoxes, ceux qui prêchent la licence au nom de la liberté aussi bien que ces docteurs du matérialisme pittoresque qui, pour toute esthétique, ne savent professer que la religion de la chair, l’imitation sensuelle de a l’animal humain ; » mais, en dédaignant à juste titre ces jactances ou ces excès d’humilité, qu’ils se gardent, sous prétexté d’indépendance, de repousser d’autres conseils, d’autres exhortations plus dignes d’eux. Leur indépendance ne sera nullement compromise ? s’ils acceptent non pas le joug, mais l’appui des règles et des traditions. Quant à nous, tous tant que nous sommes, en connaissant mieux les conditions de l’art, nous en goûterons mieux aussi, nous en comprendrons plus sûrement les œuvres. « Nos appétits, écrivait Poussin, ne doivent pas en juger seulement, mais aussi la raison. » L’auteur de la Grammaire des arts du dessin a tout fait pour que cette raison fût bien avertie, pour que ces « appétits » trouvassent leur hygiène en même temps que leur aliment.


HENRI DELABORDE.