Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/199

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

minuit. L’intérêt n’entre pour rien dans le mobile qui les pousse, car un membre de la société des sauveteurs se croirait déshonoré, s’il acceptait la prime offerte par l’administration. Sa seule petite vanité, et elle est plus que légitime, elle est honorable, est dans certains jours de gala de pendre à sa boutonnière trop étroite toutes les médailles qui lui ont été décernées et que son intrépidité lui a values. Il est bon de citer le nom de quelques-uns de ces braves gens qui ne soupçonnent peut-être pas tout ce que leur existence a de glorieux : Fagret, tailleur, quai d’Orléans, n°6, à la bibliothèque polonaise, qui, malgré ses soixante-sept ans, a encore arraché à la Seine, il y a peu de temps un homme qui se noyait ; Metzger, négociant en vins à Bercy ; Lenéru, propriétaire de bains au Pont-Royal ; Cardon, patron de lavoir à l’Arche-Marion ; Henri, maître-baigneur aux bains Henri IV, et enfin Cretté, qui a un bateau à lessive près du pont de Bercy, Ce dernier est d’une famille héroïque, ses quatre frères ont été récompensés pour leurs actions d’éclat, et sa vieille mère, âgée de soixante-dix ans, porte la médaille qu’elle a gagnée en opérant elle-même plusieurs sauvetages. Ces braves gens sont connus dans leur quartier ; quand ils passent, on se découvre, et lorsqu’on apprend qu’un malheur est arrivé en Seine, on dit : Ah ! si un tel avait été là !

Par tout ce qui précède, on voit que Paris a le droit d’être fier de son fleuve ; nulle autre capitale, pas même Londres, n’offre un tel cours d’eau si bien emménagé, si bien dompté, si précieux. Bordé par des quais magnifiques, traversé par des ponts gratuits et monumentaux, pourvu de faciles abordages, sillonné sans cesse par des bateaux nombreux, occupé par des établissemens dont l’utilité n’est pas contestable, il mêle intimement son existence à la nôtre, et nous rend chaque jour d’inappréciables services. Si Paris est sorti de la Seine, il ne l’a point oublié et ne s’est pas montré ingrat, car il l’a ornée et embellie de son mieux. Il a rejeté loin d’elle les égouts qui l’embourbaient ; il l’a contenue dans un lit assez profond pour que toute inondation lui soit désormais impossible ; il a renvoyé les chevaux de halage qui piétinaient dangereusement sur ses bords. Source de bien-être et de prospérité, la Seine est un des organes constitutifs de la vie même de Paris ; cependant, à en croire les vieux historiens, elle serait bien déchue de son antique splendeur, car elle a perdu le singulier privilège qu’elle avait jadis de se changer en vin lorsqu’elle était bénie par un évêque, ainsi que cela se faisait au temps du bon saint Marcel.


MAXIME DU CAMP.