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moitié pourries et toujours prêtes à se disjoindre, au milieu d’une escadre de vaisseaux cuirassés obéissant à la main d’un pilote unique et pouvant couler à chaque instant la lourde épave. L’idée de leur impuissance inspirait aux fiers descendans de Teutch un sentiment d’humiliation, une irritation sourde qui se tournait assez vite en une sorte d’animosité maussade contre les autres peuples. La situation leur paraissait intolérable. Les gens soi-disant pratiques voulaient une monarchie unitaire, formée par l’annexion des petites principautés à la couronne prussienne, les exaltés rêvaient l’établissement d’une république pangermanique, les modérés se contentaient de demander que le lien fédéral fût fortifié par suite d’une entente amicale entre ces deux frères ennemis, la Prusse et l’Autriche. La plupart se bornaient à discourir, à boire et à chanter en l’honneur de la grande patrie allemande, en répétant le lied d’Arndt Was ist des Deutschen Vaterland, mais sans donner à leurs aspirations patriotiques une forme précise. Divisés jusqu’à la fureur sur la constitution à adopter et sur les moyens d’y arriver, ils étaient d’accord sur le but tant qu’ils n’essayaient pas de le déterminer ; tous voulaient l’unité et tous en parlaient, depuis les souverains dans leurs harangues officielles jusqu’aux philistins dans leurs longues séances nocturnes au bierscltenke (cabaret), ce forum enfumé de la bourgeoisie d’outre-Rhin. Le mot d’ordre était une antithèse dont il vaut la peine que l’on approfondisse le sens : plus de fédération d’états (Staatenbund), mais un état fédératif (Bundesstaat).

Les Allemands voulaient l’unité surtout pour deux raisons, dont l’une me paraît très creuse et l’autre très sérieuse. Malheureusement, il faut l’avouer, la première a exercé et exerce peut-être encore plus d’empire que la seconde. Cette raison, la voici. Les Allemands se considèrent comme la branche la plus pure, la plus noble de la noble race aryenne, et ils trouvent que leur pays ne fait pas dans le monde la figure qui convient à une si haute origine. Ils aspirent à devenir un grand état, ayant une grande flotte, une innombrable armée, jouissant d’une influence considérable et en mesure d’acquérir beaucoup de gloire. Or il n’y a pas un seul de ces vœux qui n’aboutisse à une déception. Ce n’est pas au chiffre de la population ni à l’étendue du territoire que se mesurent le bonheur, l’éclat, les lumières, et les états les plus vastes sont souvent les plus déchirés et les moins libres. La Judée, ce coin de cailloux brûlés, comme dit Voltaire, et Athènes, cette bourgade peuplée de 20,000 hommes libres, n’ont-elles pas fait incomparablement plus pour la civilisation que l’empire des satrapes ou celui des césars ? Et en Allemagne même quel foyer de vie intellectuelle que Weimar, ce duché microscopique ! quelles sources de science que Göttingue,