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d’Agram voyait déjà leur patrie formant un des chaînons de la grande alliance des Slaves de l’Europe. Les plus prudens ne songeaient qu’à l’autonomie du royaume triple et un, qui fût demeuré uni à l’Autriche par un lien fédératif ; mais les exaltés rêvaient bien autre chose. Avant tout, il fallait reformer un état sud slave d’après les limites linguistiques et ethnographiques. On y faisait entrer le banat hongrois, la Slavonie, la Croatie, la Dalmatie, l’Illyrie, tout le sud de la Carinthie et de la Styrie, et ensuite les pays ottomans au sud de la Save, la Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, la Bulgarie et le Monténégro.

Ce premier programme politique se donnait pour l’application logique et nécessaire du principe des nationalités ; mais c’était toute une révolution à organiser, et, parmi les hommes d’état autrichiens qui étaient animés de sentimens bienveillans pour les Croates, aucun n’eût conseillé au jeune empereur François-Joseph de jouer le rôle de champion de la race slave. C’était une singulière aberration que de se prévaloir des affinités de langue découvertes par Gaj dans tous ces pays pour se persuader qu’il était aisé d’en obtenir un effort commun en vue de changer la forme du gouvernement établi, en rompant avec tant d’attaches séculaires. A supposer que les Croates eussent été assez forts pour entraîner les pays qu’ils voulaient rallier à eux, il leur eût fallu des hommes prêts à se dévouer à l’éducation politique et sociale des races slaves, et cela demandait l’effort de plusieurs générations. Le sens de ce programma échappait complètement aux masses, préoccupées surtout d’arriver à l’égalité civile et à la propriété individuelle. Après les victoires de Jellachich, le cabinet autrichien récompensa la Croatie en dirigeant assez arbitrairement ce travail de réforme sociale. Tout le reste fut traité de chimères politiques, et le héros des 2 millions de Slaves venus au secours de l’Autriche dans sa détresse, le ban Jellachich, mourut simple lieutenant-gouverneur des provinces croates au nom de l’empereur François-Joseph, souverain absolu. Le ministère Bach-Schwarzenberg traita le pays en province autrichienne et y dépêcha sa légion bureaucratique allemande. Ce fut un démenti complet aux espérances des patriotes croates si imprudemment surexcitées.

En négligeant de satisfaire le sentiment national qui venait de se révéler avec tant d’énergie, les hommes d’état autrichiens de 1850 à 1860 laissaient la Croatie échapper à leur influence. Le culte des gloires du passé ne s’était pas effacé ; le clergé, chargé de l’éducation publique, prêchait à la jeunesse la revendication des libertés croates. En même temps disparaissaient les haines aveugles contre les Magyars, desquels on n’avait plus rien à redouter. Si on ne voulait