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alliance qui les unissait, elle et son jeune cousin ? Non, non, pas de vains prétextes : le monde juge les actes sans tenir compte des intentions. Aux yeux du monde il était donc bien évidemment ou un frère peu soigneux du bonheur de sa sœur, ou un écervelé dupe des plus grossiers stratagèmes. Cette dernière alternative était cruelle pour un homme qui s’était piqué jusque-là non-seulement d’austère vertu, mais d’une clairvoyance inexorable et qui se vantait à part lui de joindre la finesse athénienne à l’inflexibilité spartiate.

Sous le coup de ces cuisantes réflexions, la maison paternelle lui était peu à peu devenue odieuse. Il évitait aussi soigneusement celle de son beau-frère. Dans l’une il était sûr de trouver lady Muriel, qu’il accusait de l’avoir trompé en toute connaissance de cause, c’est-à-dire d’avoir parfaitement su de quel mari elle gratifiait sa belle-fille ; dans l’autre, il avait chance de rencontrer Ramsay Caird, auquel cas il n’était pas très certain de contenir son irritation dans les bornes voulues. Déjà bien des fois, la nuit, arpentant son étroite cellule de caserne, il s’était surpris combinant les moyens de chercher querelle à ce « drôle » sans en laisser voir le véritable motif et sans compromettre personne ; mais il lui avait suffi d’y réfléchir un peu mûrement pour s’assurer que ce procédé, praticable entre sous-officiers, bon pour un mélodrame à la française, n’était point de mise entre gentlemen anglais. Une fois cette hypothèse écartée, il fallait donc éviter les occasions, les rapprochenœns qui pourraient l’exposer à méconnaître les conseils de la froide raison, à oublier les résolutions qu’elle lui aurait suggérées.

Il fut ainsi plusieurs semaines sans voir ses parens. Lady Muriel ne se trompait guère sur les motifs qui le retenaient loin d’elle : aussi, désirant peu les éclaircissemens, se chargeait-elle d’expliquer à son mari et de faire valoir à ses yeux les divers prétextes de cette conduite bizarre. Elle n’attendait pas sans quelque trépidation intérieure le grand jour où se laverait ce qu’un conquérant célèbre appelait avec un laisser-aller pittoresque « le linge sale » de la famille, et n’aurait pas demandé mieux que de l’ajourner indéfiniment ; mais il arriva un beau matin que, se rendant aux casernes de Knightsbridge, Ronald faillit coudoyer son père, arrêté au coin de Sloane-Street par un embarras de voitures. Le premier regard qu’ils échangèrent les fit tressaillir l’un et l’autre, et leur fut comme une révélation de ce qu’ils avaient souffert tous deux, tous deux par les mêmes motifs. Kilsyth semblait avoir pris dix ans ; ses yeux, d’un éclat si vif, s’étaient en quelque sorte amortis, et semblaient peser à leurs paupières flétries. On ne retrouvait plus sur ses joues ces teintes d’un rose hâlé qui révélaient l’intrépide chasseur, l’infatigable piéton, le montagnard bronzé par la pluie et le soleil. Légèrement courbé, il s’appuyait presque sur sa canne. A la vue