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à son ingrat beau-frère. De l’autre, on trouvait quelque commisération pour les fautes de ce mari volage, mais excusable. Était-il agréable pour lui de voir sa femme, à peine mariée, s’abandonner aux tristesses, aux regrets d’une affection déçue ? Que devait-on attendre d’un homme à qui tout bonheur domestique, toute tendresse conjugale étaient refusés, et qui, mordant aux fruits d’hymen, les avait trouvés remplis d’amertume ? — Et encore, ajoutait-on avec un de ces retours familiers à la caste aristocratique, un de nous s’en serait tiré avec de bonnes formes, des ménagemens, des égards, de la discrétion ; mais où donc ce petit légiste écossais aurait-il appris les usages de la bonne compagnie ? où aurait-il puisé le tact subtil, le délicat sentiment des convenances qui aident à se démêler d’une situation si difficile ?

De tous ces propos, aucun, cela va sans le dire, n’arrivait aux oreilles de la principale intéressée. En revanche ils n’étaient point perdus pour lady Muriel, à qui, en sa qualité de beauté régnante, on n’épargnait aucune des mortifications polies par lesquelles se paient les succès du monde. Trop heureuses de l’atteindre dans la personne de son protégé, ses rivales ne s’épargnaient pas à inventer ce qui pouvait s’imaginer de plus venimeux, de plus blessant, et ce qu’elles n’osaient insinuer devant elle à mots couverts, ce qui ne se prêtait pas à quelque sous-entendu, perfide, à quelque sarcasme déguisé, fournissait matière à lettre anonyme.

Sans en parler jamais à sa belle-mère, Ronald était tout aussi instruit qu’elle pouvait l’être. Il avait beau s’isoler, boucher ses oreilles, écarter de lui par son attitude hautaine tout épanchement indiscret ; encore savait-il parfaitement se rendre compte de tous les mauvais bruits qui circulaient sur le compte de Ramsay Caird. Les jours où il ne dînait pas à la mess en compagnie de ses camarades d’état-major, il emportait la douloureuse conviction que les affaires du jeune ménage seraient discutées en pleine table. Il n’entrait guère au club sans une appréhension morbide des paroles qu’il allait peut-être entendre à quelques pas de lui, tenues par des gens qui ne le connaîtraient point ou qui ne l’auraient pas aperçu. Et personne ne lui en dît-il un mot, n’avait-il pas là sa conscience pour lui signaler sa conduite comme une des plus énormes bévues qu’il eût pu commettre ? Penser qu’un mot, un seul mot, dit en son temps, aurait arrêté court ce fatal mariage ! Il est vrai que Ramsay Caird ne s’était pas révélé à lui avec son vrai caractère ; mais était-ce là une excuse ? Quand un homme du monde est assez convaincu de sa supériorité pour s’arroger, par préférence à son père, l’autorité d’un chef de famille, lui est-il permis de se laisser abuser à ce point ? Sa confiance dans lady Muriel ne le justifiait pas davantage à ses propres yeux ; ne devait-il pas se méfier de l’étroite